"Chacun se sentira lié à l’Europe, conclut Frédéric Worms, s’il a en tête des visages et des voix (contre les fascinations) ; et un soutien réel dans son parcours, ouvrant sur le travail et la vie sociale en général (et civique). Nos souvenirs, nos avenirs. On critique le soin, l’éducation, comme s’ils contredisaient la politique et ses luttes. Mais ils en sont la condition. Europe des humanités et des campus, ou plus simplement de Kertész et d’Erasmus."
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Nul doute que s'il en avait eu le loisir, Frédéric Worms eût développé davantage encore les réflexions qui peuvent naître de la lecture d' Education européenne, de Romain Gary. Et d'abord celle-ci, que ce livre n'est pas seulement un excellent spécimen de la littérature de résistance qui fleurit dans les années 1940, mais qu'il est aussi un roman qu'on n'hésite pas à qualifier de philosophique, dans la mesure où l'on peut dire que La Peste, de Camus, justement, qui paraîtra en 1947, ou sa pièce de théâtre Les Justes (1949), sont des ouvrages de littérature à dimension philosophique.Roman sur la fraternité des armes, certes, dans le creuset de la résistance, que celui de Gary, au-delà des origines nationales ou religieuses, mais interrogation également sur l'ambivalence du héros et du lâche, sur la violence subie et la violence exercée, sur le rôle du mythe pour l'élévation des consciences, sur l'impossibilité de fait du ralliement lorsque le conflit est installé....
On y trouve aussi, parmi bien d'autres thèmes, une claire distinction entre nationalisme et patriotisme, distinction qui pourrait encore nous inspirer aujourd'hui, dans le contexte des extrêmes-droites anti-européennes :
"Le patriotisme, c'est l'amour des siens. Le nationalisme, c'est la haine des autres." (p.246)
Grande et belle réflexion sur le livre, enfin, dans Education européenne, et qu'il faut souligner :
A tel point que ce n'est plus le héros seulement qui semble parler, l'auteur d'un livre en gestation intitulé justement Education européenne, mais l'auteur précisément du roman de même titre que nous avons entre les mains :"On peut me dire tant qu'on voudra [dit Dobransky] que la liberté, la dignité, l'honneur d'être un homme [...] c'est simplement un conte de nourrice, un conte de fées pour lequel on se fait tuer. La vérité,c'est qu'il y a des moments dans l'histoire, des moments comme celui que nous vivons, où tout ce qui empêche l'homme de désespérer, tout ce qui lui permet de croire et de continuer à vivre, a besoin d'une cachette, d'un refuge. Ce refuge, parfois, c'est seulement une chanson, un poème, une musique, un livre." (p.76)
"Je voudrais que mon livre soit un de ces refuges, qu'en l'ouvrant, après la guerre, quand tout sera fini, les hommes retrouvent leur bien intact, qu'ils sachent qu'on a pu nous forcer à vivre comme des bêtes, mais qu'on n'a pas pu nous forcer à désespérer." (p.47)
A quoi fait écho, deux chapitres plus loin, un dialogue emblématique entre les jeunes résistants Janek et Zosia :
Il est temps de relire Education européenne, de Romain Gary."- Tu sais, Dobransky écrit un livre. - Il te l'a montré ? - Oui. - Que dit-il dans ce livre ? Janeck hésita. Puis il la serra contre lui, et dit tristement : - Que nous ne sommes pas seuls, dit-il." (p.103)
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- Le texte de l'article de Frédéric Worms sur Education européenne : Lien
- Tous les article de Frédéric Worms publiés dans Libération : Lien
- Sur ces affinités de Romain Gary avec Jean-Paul Sartre et Albert Camus, voir dans la revue Europe N° 1022-1023 / Juin-Juillet 2014 sur ROMAIN GARY, un article de M. Decout, "L'existentialisme dissident de Romain Gary".