mardi 30 juin 2015

Pierre Rosanvallon et la 'Société des égaux'


En écho à François Jullien et à Charles Taylor, Jean-Marc Parodi lit Pierre ROSANVALLON,.La société des égaux, chapitre V (*)
L’égalité des singularités, loin de reposer sur le projet d’une mêmeté, implique au contraire que chaque individu se manifeste par ce qui lui est propre. Le fait de la diversité est dans ce cas l’étalon de l’égalité. Celle-ci signifie que chacun peut trouver sa voie et devenir le maître de son histoire, que chacun est pareillement unique. (p. 359)
Cette forme d’égalité définit un type de société dont le mode de composition n’est ni celui de l’universalisme abstrait ni celui du communautarisme identitaire, mais celui d’une construction et d’une reconnaissance dynamiques des particularités. (p.360)
Ce basculement à des implications considérables : c’est à partir de ce qu’ils ont en eux de spécifique que les individus veulent dorénavant faire société. La valorisation de la singularité a donc une dimension immédiatement sociale et fonde l’attente d’une réciprocité, d’une reconnaissance mutuelle.
Comment être semblables et singuliers, égaux et différents, égaux sous certains rapports et inégaux sous d’autres ? Ce sont les questions de notre époque » (p.397)
__________________
(*) Pierre Rosanvallon, La société des égaux, Paris, Editions du Seuil, 2011, 428 p.
  • Analyse et table des matières de l'ouvrage, Lien
  • Pierre Rosanvallon à propos de La société des égaux, conférence et débat de 2011, un film de 52 minutes : Lien
  • Lire la présentation du livre et la discussion des thèses de Pierre Rosanvallon par Danilo Martucelli : Lien

vendredi 26 juin 2015

'Multiculturalisme' de Charles Taylor

Par Jean-Marc Parodi

De par son travail sur la Chine, François Jullien est plongé dans le dialogue des cultures. La question de l’universel se pose à partir de cette topique.
Charles TAYLOR pose la même question mais avec une autre entrée. Il étudie la montée de l’individualisme occidental, la sécularisation et l’éclatement des identités, bref la formation de l’identité moderne. Avec Axel HONNETH, il travaille la question de la nécessaire reconnaissance dont a besoin l’individu. Sa thèse est que « notre identité est partiellement formée par la reconnaissance ou par son absence, ou encore par la mauvaise perception qu’en ont les autres » (Multiculturalisme, 1992, trad. 1993, p.41). «  La reconnaissance n’est pas simplement une politesse que l’on fait aux gens : c’est un besoin humain vital » (p.42) 

Pour lui, deux changements majeurs sont à considérer :

A - « Le premier est l’effondrement des hiérarchies sociales qui avaient pour fondement l’honneur. A côté de cette notion d’honneur on a la notion moderne de dignité, utilisé à présent en un sens universaliste et égalitaire » (p.43).
B - « Toutefois l’importance de la reconnaissance a été modifiée et intensifiée par la nouvelle conception de l’identité individuelle qui apparaît à la fin du XVIIIème siècle. On pourrait parler d’une identité individualisée » p.44).
La conjonction de ces deux changements « a rendu inévitable la préoccupation moderne d’identité et de reconnaissance » (p.43).

Mais ces deux tendances produisent une contradiction :

A’ - « Avec le passage de l’honneur à la dignité est venue une politique d’universalisme mettant en valeur l’égale dignité tous les citoyens, et le contenu de cette politique a été l’égalisation des droits et des attributions » (p.56).
B’ - « Au contraire, le second changement, a donné naissance à une politique de la différence. Tout le monde devrait être reconnu en fonction de son identité unique » (p.57).
« Ces deux politiques, toutes deux fondées sur la notion de respect égal, entrent en conflit. Pour l’une, le principe de respect égal implique que nous traitions tout le monde en étant aveugles aux différences » p. 62). « Pour l’autre, on doit reconnaître et même favoriser la particularité » (p.63).
« Le reproche que la première fait à la seconde est de violer le principe de non-discrimination. La seconde reproche à la première de nier toute identité en imposant aux gens un moule homogène qui ne leur est pas adapté ».
Mais le reproche des seconds va plus loin. La prétention à une forme de neutralité des principes de dignité politique aveugles aux différences est, en fait, le reflet d’une culture hégémonique. « Tel qu’on le voit fonctionner, seules les minorités ou les cultures supprimées sont contraintes (p.63) de prendre » la qualification d’étrangères. Sous couvert de neutralité, « un particularisme occidental se déguise en principe universel » (p.64).
Bref « il doit exister une voie moyenne entre – d’un côté – la demande inauthentique et homogénéisante pour la reconnaissance d’égale valeur, et – de l’autre - l’enfermement volontaire à l’intérieur de critères ethnocentriques » (p.97). Tel est le dessein de Charles Taylor.
Jean-Marc Parodi
_______________________________
  • Multiculturalisme, un résumé sur le site de Sciences-Po : Lien
  • Charles Taylor sur Wikipédia : Lien
  • Une présentation de la pensée de Charles Taylor : Lien

jeudi 25 juin 2015

François Jullien, la Chine, l'universel


Présentation de François Jullien et problématique

Par Jean-Marc Parodi

François Jullien est un philosophe (qui n’a que 54 ans). Il a étudié la langue et la pensée chinoises à l’université de Pékin puis à Shanghaï. Il fait un doctorat d'État en études extrême-orientales.
Son premier travail est de nous permettre de saisir, autant que cela soit possible, la pensée de la Chine ancienne (Traité de l’efficacité, 1999). Mais cette démarche oblige à tenter de faire se rejoindre deux mondes extrêmement extérieurs. Aussi l’entreprise est tout de suite double : dire, dans notre langue (donc notre culture), le déroutant d’une autre culture c’est d’abord se décentrer vers un dehors ; mais c’est tout autant, parce qu’il faut bien traduire, penser notre culture à partir de ce dehors. On retrouve donc le sinologue traducteur et ethnologue et, dans un même mouvement, le philosophe qui réinterroge nos évidences. L’intérêt de l’entreprise (pour moi) n’est pas tant de découvrir la Chine que d’entendre, grâce à ce détour-retour, nos fondamentaux enfouis dans l’évidence, fondamentaux que la Chine nous fait découvrir partiaux et amputant le réel. Il s’agit de revisiter notre culture à l’aide d’un « dehors qui invite à découvrir notre étrangeté ». (L'Ecart et l'entre, p.17)

La question de la différence et de l'universel


Après 19 livres, il arrive donc « naturellement » à la question de la différence et de l’universel à partir des écarts de culture. Et suite à des cours faits en 2006, il écrit son livre « De l’universel ». C’est une réflexion sur le régime de l’altérité une fois rejetées les notions de différences et d’identité culturelles. Son travail le conduit à développer une position qui évite deux travers très présents dans nos réflexions contemporaines :
- l’universalisme à la française qui veut réduire tout écart au nom des valeurs universelles des droit de l’homme, au risque de nier les cultures et d’homogénéiser l’ensemble ;
- le différencialisme qui valorise des critères culturels au risque de l’ethnocentrisme (nous disons malencontreusement communautarisme) et donc au risque du relativisme qui fait que toute culture en vaut une autre (quelle que soit la sauvagerie à l’œuvre).
D’un côté il y aurait nivellement dans un projet d’assimilation qui prônerait la mêmeté ; de l’autre il y aurait valorisation de l’altérité au point qu’on ne peut que juxtaposer des cultures sans bien voir ce qu’elles font ensemble. D’un côté un universalisme abstrait et absolu, appauvrissant les identités culturelles ; de l’autre une expérience concrète d’une identité mais qui conduit à un identitarisme excluant.
La notion d’altérité se trouve menacée aujourd’hui des deux côtés. Soit qu’elle se voit livrée à l’assimilation qui standardise et, par suite, laisse le monde inerte ; soit qu’elle se voit livrée à une sacralisation qui l’absolutise, reste toujours renaissant d’une divinisation. (L'Ecart et l'entre,77)
La question traitée est décisive et les enjeux sont considérables dans un monde qui, d’un même mouvement, se globalise et se différentialise (le Coca est partout, l’anglais aussi et chaque ethnie réclame une reconnaissance de sa particularité ; ceci alimentant cela). 

La question de la différence et du semblable (traitée par Rosanvallon dans le système français) est LA question d’un monde possible pour tous. Les différences seraient-elles plus compatibles que les apparences ne le laissent croire ? Et sur quels appuis cette compatibilité ferait accord ?

Vers une autre conception de l'universel


François Jullien propose une voie que je résume ainsi. L’universel c’est l’amont dans lequel on se moule, le commun c’est l’aval qui réclame dialogue entre les cultures.
Ne pourrait-on pas concevoir une autre modalité de l’universalité humaine ?Non seulement qui se défie de tout message, fut-il le mieux intentionné, mais qui se refuse également au surplomb du sens et même à toute logique de convergence et de ralliement : celle précisément d’un universel qui ne vise pas à saturer les possibles, mais joue au contraire comme un désaturateur, rouvrant du manque dans chaque formation-institution positive, les inquiétant ainsi quant à leur légitimité, et reportant dans un lointain aventureux qui se dérobe le soulagement paresseux de la clôturation. » (De l'universel, 2008, p.105)
La catégorie de l’ « autre » (…) devenant pleinement opérante, s’avèrera comme la catégorie promotrice tant de l’humain que de la pensée. » (E-E 81) « Il faut de l’autre, donc de l’écart et de l’entre, pour promouvoir du commun. Car le commun n’est pas le semblable : il n’est pas le répétitif et l’uniforme, mais bien le contraire. » (E-E 72) « Je ne dirais même pas que le commun s’obtient par dépassement des différences ; mais plutôt qu’il ne se promeut qu’à partir et qu’à travers des écarts, ces écarts générant de l’entre, où s’effective le commun. » (E-E 73) « Dans cet « entre » qui n’est jamais isolable, ne possède rien en propre, est sans essence et sans qualité, mais par là même est « fonctionnel », dit le chinois, « communicationnel », et permet d’opérer. » (E-E 61)

« Il n’y a pas d’identité culturelle possible. On ne peut définir ce qui serait le propre d’une culture et constituerait son être même ou son essence. Car quel est ce « propre » du culturel ? C’est bien de se transformer et de muter. Une culture qui ne se transformerait pas est une culture morte. » (E-E 26) Que ce culturel « ne soit plus tenu pour le vernis rajouté au prosaïsme des choses, mais défini comme ce qui, ne cessant lui-même de se transformer, constitue l’amont de toute organisation sociale. » (E-E 73)

Jean-Marc Parodi.
__________________________________
  • L’Écart et l'entre, présentation de l'éditeur : Lien
  • Lire en ligne L’Écart et l'entre, dans Archives iouvertes : Lien
  • François Jullien sur Wikipédia : Lien

vendredi 19 juin 2015

"Ai-je été stalinien ?" Une question de l'après-guerre




"Ai-je été stalinien, moi-aussi ?" se demande l'écrivain italien Italo Calvino (1926-1985) dans un article  paru le 16 décembre 1979 dans La Repubblica (*)... A l'occasion, notons-le, d'un supplément consacré à Staline pour le centenaire de sa naissance. Bien qu'il ait quitté le parti communiste en 1956-1957, "parce qu'il ne se déstalinisait pas assez rapidement", la réponse n'est pas pour lui simple à formuler.
J'aimerais bien pouvoir dire "Je ne l'étais pas", ou bien : "Je l'étais, mais je ne savais pas ce que cela voulait dire", ou bien ; "Je croyais l'être, mais je ne l'étais pas du tout". Je sens qu'aucune de ces réponses ne correspond à la vérité, bien qu'il y ait en toutes une part de vrai. [p.238]
Répondre n'est pas simple, parce que le temps a passé, les circonstances ont changé - et probablement ce que signifie "être stalinien" a-t-il changé, lui aussi. Aussi Calvino poursuit :
Il vaut mieux que je commence par dire : "Oui, j'ai été stalinien", et que j'essaie ensuite de voir plus clairement ce que cela pouvait signifier.
L'auteur rappelle que le nom de Staline était associé à Stalingrad, à la Russie mettant un coup d'arrêt au déferlement des armées hitlériennes sur l'Europe, et se retournant contre Berlin. Mais il y a plus.
Pour beaucoup de communistes "de base", restés dans l'attente de l'heure H de la révolution, Staline était le garant vivant que cette révolution aurait lieu.
Ce qui était objectivement faux, remarque Calvino, puisque "Staline voulait exclure toute révolution qui pourrait avoir lieu en dehors de la sphère d'influence directe de l'Union soviétique" Mais le stalinisme présentait suffisamment de possibilités politiques, estime l'auteur, pour qu'on puisse s'accommoder des autres à côté de celles que l'on privilégiait.

En fait, la photographie de Staline en compagnie de Roosvelt et Churchil "sur les fauteuils en osier de Yalta" tendait à occulter ce qui avait précédé : la lutte avec Trotski, les grandes purges dont ne parvenait que le scénario stupéfiant d'autoaccusations qui se répétaient de Moscou à Prague et à Budapest. Bref, quelque chose prend forme au terme de cette recherche :
Je pourrais  donc définir ainsi ma position : aussi bien mon stalinisme que mon anti-stalinisme ont trouvé leur origine dans le même groupe de valeurs. C'est pour cette raison que, pour moi comme pour beaucoup d'autres, la prise de conscience anti-stalinienne ne fut pas resstie comme un changement, mais comme la vérification de nos convictions. [241]
Et de fil en aiguille, se bâtit l'analyse la plus philosophique qui soit de ce que fut le stalinisme, ou plutôt de l'illusion qu'il représentait :
Le stalinisme se présentait comme le point d'arrivée du projet du Siècle des Lumières de soumettre l'ensemble du mécanisme de la société à la maîtrise de l'intellect. C'était au contraire la défaite la plus absolue (et sans doute inéluctable) de ce projet. [244]
* * *

Maintenant, quelque chose peut être dit des débats de l'après guerre, en France notamment. Albert Camus, Jean-Paul Sartre, Maurice Merleau-Ponty ont eu à prendre sur leurs épaules une problématique aussi lourde que celle que met au jour l'émouvante confession d'Italo Calvino. Et avec eux, combien d'autres... Et l'on peut également remarquer que l'éloignement du marxisme dont témoigne dès les années 1920 une Simone Weil, par exemple, s'origine moins dans une lecture de Marx restée sans doute lacunaire que dans la détestation du stalinisme omniprésent dans les cercles communistes. Les poètes Éluard, Guillevic ont composé chacun leur ode à Staline : qui s'en souvient ?
_____________________________
(*) Article recueilli dans Italo Calvino, Ermite à Paris, Pages autobiographiques, Gallimard, 2014.
  • Italo Calvino sur Wikipedia : Lien
  • Ermite à Paris survolé par Le Figaro : Lien
  • L'Ode à Staline, de Paul Éluard, un article à charge : Lien
  • Louis Aragon et le portrait de Staline par Pablo Picasso : Lien
  • Staline sur Wikipedia : Lien

vendredi 12 juin 2015

Giorgio Agamben, la crèche, de la fable à l'histoire

Dans le chapitre intitulé "Fable et histoire" qui termine son livre Enfance et histoire (paru en 1978 en Italie et en 1989 en France) Giogio Agamben propose d'examiner la crèche, telle que la représentent nombre de peintres de l'âge baroque notamment, d'un point de vue philosophique.

Selon lui, l'accès de l'être humain au langage est toujours une tâche, et son succès en permanence suspendu à des conditions ne dépendant nullement ni de l'esprit seul ni de la pure volonté. Et c'est dans cet état d'infantia, de non-adéquation de l'être à la parole qu'il propose de saisir la vérité de l'homme contemporain, selon lui incapable d'expérience comme de transmission de toute expérience.

Passage de la fable à l'histoire


En ce qui concerne la "crèche", donc, prise comme objet philosophique, Giorgio Agamben, évitant soigneusement toute interprétation allégorique, propose d'y voir, contrariant maint tropisme de la pensée, un passage de la fable à l'histoire. La crèche, comme représentation de l'enfant nouveau-né entre son père et sa mère, entouré plus ou moins d'animaux, d'anges, de mages et de bergers, devient la scène où la fable, le conte s'évanouit, pour laisser place à l'histoire.

Sans vouloir entrer dans tous les points de l'argumentation, disons que pour Agamben les cultes antiques n'éprouvent le besoin que de fables attachées aux sanctuaires et à leurs figures tutélaires pour dire une compréhension des rapports de l'homme à son destin. Or voici qu'à partir de la crèche ou image de la nativité, le récit s'enracine, sous des dehors plus ou moins simulés, dans un moment précis de la chronologie qui marque la jonction (kairos) du temps terrestre et du temps céleste.

Imaginer que Giorgio Agamben ignore l'énormité du paradoxe qu'il manie dans son développement sur la crèche serait bien évidemment faire fausse route. Agamben n'ignore nullement le travail d'affabulation qui aux yeux mêmes des spécialistes depuis trois siècles est à l’œuvre dans les "Évangiles de l'enfance" du *Christ, avec le but de resserrer les liens de la naissance du Messie (Christ) avec "les Écritures", c'est-à-dire la Bible grecque dite des Septante. Et c'est en pleine conscience de ces aspects légendaires ou fabuleux que le philosophe propose une lecture inverse de cette représentation, passage de la fable à l'histoire

Examen


On ne saurait suggérer plus clairement que l'histoire ne supplante la fable qu'au prix d'une entrée dans une dimension connexe, qui serait peut-être, dès lors, un degré supérieur - disons scientifique ? - d'affabulation.. Et que par conséquent la prétention du discours rigoureux, adulte, sur l'histoire ou le religieux, c'est-à-dire sur les relations de l'homme à son destin, à s'émanciper de l'infantia, ou accès problématique de l'être à la parole, dissimule une fragilité, une erreur ou peut-être un déplacement, un mensonge (autre enfance, en quelque sorte ?)  dont l'abîme pour être soustrait au regard n'en est peut-être que plus redoutable.

Et si en définitive le paradoxe qu'Agamben met ici en œuvre n'était à tout prendre que l'image, le reflet du paradoxe essentiel et premier qu'il y a à construire un discours rigoureux sur cette chose éminemment problématique qu'est le sort de l'homme, de l'humanité, de la société, de l'action, du devenir ?.

Quoi qu'il en soit, remarquons que l'on est avec Agamben dans cet effort bien contemporain d'une pensée sécularisée pour mettre au jour les formes propres au christianisme imprimées dans sa propre archéologie.
___________________________
  • Giorgio Agamben sur Wikipedia : Lien
  • Giorgio Agamben subtilement interrogé par Juliette Cerf, Télérama, 2012 : Lien