Présentation
de François Jullien et problématique
Par Jean-Marc Parodi
François Jullien est un
philosophe (qui n’a que 54 ans). Il a étudié la langue et la
pensée chinoises à l’université de Pékin puis à Shanghaï. Il
fait un doctorat d'État en études extrême-orientales.
Son premier travail est
de nous permettre de saisir, autant que cela soit possible, la pensée
de la Chine ancienne (Traité de l’efficacité, 1999). Mais cette
démarche oblige à tenter de faire se rejoindre deux mondes
extrêmement extérieurs. Aussi l’entreprise est tout de suite
double : dire, dans notre langue (donc notre culture), le
déroutant d’une autre culture c’est d’abord se décentrer vers
un dehors ; mais c’est tout autant, parce qu’il faut bien
traduire, penser notre culture à partir de ce dehors. On retrouve
donc le sinologue traducteur et ethnologue et, dans un même
mouvement, le philosophe qui réinterroge nos évidences. L’intérêt
de l’entreprise (pour moi) n’est pas tant de découvrir la Chine
que d’entendre, grâce à ce détour-retour, nos fondamentaux
enfouis dans l’évidence, fondamentaux que la Chine nous fait
découvrir partiaux et amputant le réel. Il s’agit de revisiter
notre culture à l’aide d’un « dehors qui invite à
découvrir notre étrangeté ». (L'Ecart et l'entre, p.17)
La question de la différence et de l'universel
Après 19 livres, il
arrive donc « naturellement » à la question de la
différence et de l’universel à partir des écarts de culture. Et
suite à des cours faits en 2006, il écrit son livre « De
l’universel ». C’est une réflexion sur le régime de
l’altérité une fois rejetées les notions de différences et
d’identité culturelles. Son travail le conduit à développer une
position qui évite deux travers très présents dans nos réflexions
contemporaines :
- l’universalisme à la
française qui veut réduire tout écart au nom des valeurs
universelles des droit de l’homme, au risque de nier les cultures
et d’homogénéiser l’ensemble ;
- le différencialisme
qui valorise des critères culturels au risque de l’ethnocentrisme
(nous disons malencontreusement communautarisme) et donc au risque du
relativisme qui fait que toute culture en vaut une autre (quelle que
soit la sauvagerie à l’œuvre).
D’un côté il y aurait
nivellement dans un projet d’assimilation qui prônerait la
mêmeté ; de l’autre il y aurait valorisation de l’altérité
au point qu’on ne peut que juxtaposer des cultures sans bien voir
ce qu’elles font ensemble. D’un côté un universalisme abstrait
et absolu, appauvrissant les identités culturelles ; de
l’autre une expérience concrète d’une identité mais qui
conduit à un identitarisme excluant.
La notion
d’altérité se trouve menacée aujourd’hui des deux côtés.
Soit qu’elle se voit livrée à l’assimilation qui standardise
et, par suite, laisse le monde inerte ; soit qu’elle se voit
livrée à une sacralisation qui l’absolutise, reste toujours
renaissant d’une divinisation. (L'Ecart et l'entre,77)
La question traitée est
décisive et les enjeux sont considérables dans un monde qui, d’un
même mouvement, se globalise et se différentialise (le Coca est
partout, l’anglais aussi et chaque ethnie réclame une
reconnaissance de sa particularité ; ceci alimentant cela).
La question de la
différence et du semblable (traitée par Rosanvallon dans le système
français) est LA question d’un monde possible pour tous. Les
différences seraient-elles plus compatibles que les apparences ne le
laissent croire ? Et sur quels appuis cette compatibilité
ferait accord ?
Vers une autre conception de l'universel
François Jullien propose une voie
que je résume ainsi. L’universel c’est l’amont dans lequel on
se moule, le commun c’est l’aval qui réclame dialogue entre les
cultures.
Ne pourrait-on
pas concevoir une autre modalité de l’universalité humaine ?Non seulement qui se
défie de tout message, fut-il le mieux intentionné, mais qui se
refuse également au surplomb du sens et même à toute logique de
convergence et de ralliement : celle précisément d’un
universel qui ne vise pas à saturer les possibles, mais joue au
contraire comme un désaturateur, rouvrant du manque dans
chaque formation-institution positive, les inquiétant ainsi quant à
leur légitimité, et reportant dans un lointain aventureux qui se
dérobe le soulagement paresseux de la clôturation. » (De l'universel, 2008, p.105)
La catégorie de
l’ « autre » (…) devenant pleinement opérante,
s’avèrera comme la catégorie promotrice tant de l’humain
que de la pensée. » (E-E 81) « Il faut de l’autre,
donc de l’écart et de l’entre, pour promouvoir du
commun. Car le commun n’est pas le semblable : il n’est pas
le répétitif et l’uniforme, mais bien le contraire. » (E-E
72) « Je ne dirais même pas que le commun s’obtient par
dépassement des différences ; mais plutôt qu’il ne se
promeut qu’à partir et qu’à travers des écarts, ces écarts
générant de l’entre, où s’effective le commun. »
(E-E 73) « Dans cet « entre » qui n’est jamais
isolable, ne possède rien en propre, est sans essence et sans
qualité, mais par là même est « fonctionnel », dit le
chinois, « communicationnel », et permet d’opérer. »
(E-E 61)
« Il n’y a pas
d’identité culturelle possible. On ne peut définir ce qui serait
le propre d’une culture et constituerait son être même ou son
essence. Car quel est ce « propre » du culturel ?
C’est bien de se transformer et de muter. Une culture qui ne se
transformerait pas est une culture morte. » (E-E 26) Que ce
culturel « ne soit plus tenu pour le vernis rajouté au
prosaïsme des choses, mais défini comme ce qui, ne cessant lui-même
de se transformer, constitue l’amont de toute organisation
sociale. » (E-E 73)
Jean-Marc Parodi.
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