vendredi 19 juin 2015

"Ai-je été stalinien ?" Une question de l'après-guerre




"Ai-je été stalinien, moi-aussi ?" se demande l'écrivain italien Italo Calvino (1926-1985) dans un article  paru le 16 décembre 1979 dans La Repubblica (*)... A l'occasion, notons-le, d'un supplément consacré à Staline pour le centenaire de sa naissance. Bien qu'il ait quitté le parti communiste en 1956-1957, "parce qu'il ne se déstalinisait pas assez rapidement", la réponse n'est pas pour lui simple à formuler.
J'aimerais bien pouvoir dire "Je ne l'étais pas", ou bien : "Je l'étais, mais je ne savais pas ce que cela voulait dire", ou bien ; "Je croyais l'être, mais je ne l'étais pas du tout". Je sens qu'aucune de ces réponses ne correspond à la vérité, bien qu'il y ait en toutes une part de vrai. [p.238]
Répondre n'est pas simple, parce que le temps a passé, les circonstances ont changé - et probablement ce que signifie "être stalinien" a-t-il changé, lui aussi. Aussi Calvino poursuit :
Il vaut mieux que je commence par dire : "Oui, j'ai été stalinien", et que j'essaie ensuite de voir plus clairement ce que cela pouvait signifier.
L'auteur rappelle que le nom de Staline était associé à Stalingrad, à la Russie mettant un coup d'arrêt au déferlement des armées hitlériennes sur l'Europe, et se retournant contre Berlin. Mais il y a plus.
Pour beaucoup de communistes "de base", restés dans l'attente de l'heure H de la révolution, Staline était le garant vivant que cette révolution aurait lieu.
Ce qui était objectivement faux, remarque Calvino, puisque "Staline voulait exclure toute révolution qui pourrait avoir lieu en dehors de la sphère d'influence directe de l'Union soviétique" Mais le stalinisme présentait suffisamment de possibilités politiques, estime l'auteur, pour qu'on puisse s'accommoder des autres à côté de celles que l'on privilégiait.

En fait, la photographie de Staline en compagnie de Roosvelt et Churchil "sur les fauteuils en osier de Yalta" tendait à occulter ce qui avait précédé : la lutte avec Trotski, les grandes purges dont ne parvenait que le scénario stupéfiant d'autoaccusations qui se répétaient de Moscou à Prague et à Budapest. Bref, quelque chose prend forme au terme de cette recherche :
Je pourrais  donc définir ainsi ma position : aussi bien mon stalinisme que mon anti-stalinisme ont trouvé leur origine dans le même groupe de valeurs. C'est pour cette raison que, pour moi comme pour beaucoup d'autres, la prise de conscience anti-stalinienne ne fut pas resstie comme un changement, mais comme la vérification de nos convictions. [241]
Et de fil en aiguille, se bâtit l'analyse la plus philosophique qui soit de ce que fut le stalinisme, ou plutôt de l'illusion qu'il représentait :
Le stalinisme se présentait comme le point d'arrivée du projet du Siècle des Lumières de soumettre l'ensemble du mécanisme de la société à la maîtrise de l'intellect. C'était au contraire la défaite la plus absolue (et sans doute inéluctable) de ce projet. [244]
* * *

Maintenant, quelque chose peut être dit des débats de l'après guerre, en France notamment. Albert Camus, Jean-Paul Sartre, Maurice Merleau-Ponty ont eu à prendre sur leurs épaules une problématique aussi lourde que celle que met au jour l'émouvante confession d'Italo Calvino. Et avec eux, combien d'autres... Et l'on peut également remarquer que l'éloignement du marxisme dont témoigne dès les années 1920 une Simone Weil, par exemple, s'origine moins dans une lecture de Marx restée sans doute lacunaire que dans la détestation du stalinisme omniprésent dans les cercles communistes. Les poètes Éluard, Guillevic ont composé chacun leur ode à Staline : qui s'en souvient ?
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(*) Article recueilli dans Italo Calvino, Ermite à Paris, Pages autobiographiques, Gallimard, 2014.
  • Italo Calvino sur Wikipedia : Lien
  • Ermite à Paris survolé par Le Figaro : Lien
  • L'Ode à Staline, de Paul Éluard, un article à charge : Lien
  • Louis Aragon et le portrait de Staline par Pablo Picasso : Lien
  • Staline sur Wikipedia : Lien

2 commentaires:

  1. Qu'avons-nous été, que sommes-nous, chacun d'entre nous, dans chacun de nos engagements, de nos encartements éventuels, de nos écarts peut-être à une ligne suivie initialement, de nos vraisemblables erreurs confessées a posteriori ou de l’incertitude de nos positions actuelles, et qu'en est-il de cet état que l'on voudrait nommer au bout du compte lucidité mais qui n'est in fine qu'un écartèlement entre un réel flou (le paraitre) et de nécessaires illusions (la foi en la vie comme volonté), lieu incertain d'une (in)certaine vérité ?
    Le terme d’erreur (il ne s’agit pas ici, est-ce besoin de le préciser, de délits ou de crimes qui relèveraient d’une autre analyse) est ici à moduler si l’on considère qu’il y a une sincérité du moment (vérité ? Pour soi, donc relative parce que subjective) possiblement démentie par la suite seulement. Et bien prétentieux est qui, ignorant la complexité d’un moment de l’Histoire (et de la nôtre, mais soyons clairs, nous sommes tous « nés après » et demain apportera d’autres éclairages sur notre présent) voudrait nous condamner au nom de nos choix antérieurs (idem serait se renier soi-même). Il est difficile de reconstituer pour autrui (comme ne serait-ce que très précisément pour soi-même…) un moment de cette histoire par nature complexe (voir à ce propos, et pour seul exemple, toutes les bêtises résultant d’une ignorance ou d’une idéologie abusant de la crédulité de l’opinion à propos des « événements » de 1968).
    En résumé pourrait-on dire, difficulté d’y voir clair, à toute époque, dans l’épaisseur de l’actualité du monde qui s’est offert ou s’offre à notre liberté.

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  2. Concernant Italo Calvino, je crois que ce qui est particulièrement intéressant, c'est de l'entendre rappeler comment "stalinisme" avait pu après guerre recouvrir et obscurcir le sens de marxisme et de communisme. Dans son article de 1979, Calvino se tire bien d'un essai de définition de ce concept parasite mais puissant. Évidemment, la perplexité dont il témoigne a quelque résonance en nous tous, comme PERMI4 le dit très bien. Notre accès à la pensée politique est pour chacun le fruit d'une histoire collective et personnelle.

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