jeudi 25 février 2016

Sartre sous l'Occupation : "ni traître, ni héros"


Annie Cohen-Solal est l'auteure d'une biographie de Jean-Paul Sartre qui fait autorité (1985) et d'un Que-sais-je ? plus récent (2005) qui fait le point sur le même sujet.

Un long cheminement vers une conscience politique 


Pour elle, qui s'est attachée longuement à confronter les sources et les témoignages, l'histoire, en dépit d'allégations plus ou moins malveillantes est formelle : Sartre, évadé du Stalag et revenu à Paris en 1941, ne fut sous l'Occupation ni un traître, ni un héros. Néanmoins il afficha une position nettement anti-collaborationniste.

Il fait partie en effet du groupe "Socialisme et Liberté", qui tente, entre le gaullisme et le communisme, de ménager une troisième voie pour la Libération à venir. Un socialisme libertaire, pour lequel Sartre contribue à rédiger un projet de constitution. Éphémère, le groupe va se disloquer la même année sous l'effet des attractions extérieures.

Il reprend l'enseignement de la philosophie en khâgne au Lycée Condorcet, et est noté par sa hiérarchie vichyssoise comme un "élément subversif". Il écrit beaucoup, mais il lui arrive aussi de participer à des actions de sabotage de péniches allemandes dans les écluses de Vernon. Il ne passe pas en zone sud pour prendre part à la résistance active, mais paradoxalement presse André Gide et André Malraux de le faire. Bref, "ni traître, ni héros", ni vraiment passif ni totalement actif.

Un long cheminement intellectuel


Annie Cohen-Solal met en évidence le contexte intellectuel de cette période. "Héritier subversif" de la tradition élitaire de l’École Nationale supérieure de la rue d'Ulm, alors marquée par un repliement sur soi consécutif aux traumatismes de la 1e Guerre mondiale, Sartre passe l'année 1932-1933 à Berlin, découvrant dans le texte Husserl et Heidegger. Phénoménologie et existentialisme vont lui permettre de penser autrement, désormais, l'existence du sujet conscient.

Mais c'est encore une pensée de l'individu face au monde. L'expérience de l'armée, et surtout celle de la détention, sont celles de la vie collective et des échanges intenses avec des gens venus de tous horizons sociaux et intellectuels. Du coup, l'écriture de L'Être et le néant, paru en 1943; est fortement marquée par cette triple influence : intentionnalité, primauté de l'existence et responsabilité morale au sein du groupe social qui régit les individus.

Pour autant, la conscience politique de Sartre est encore embryonnaire. A l'ENS, il n'avait fait partie d'aucun des groupes politiques animés par les étudiants, mais il était le centre d'un autre cercle, remuant; plus informel. C'est en 1943, l'année de L'Être et le néant et des Mouches, qu'Albert Camus, qui prend la direction de Combat au départ de Pascal Pia, l'invite à collaborer au journal clandestin. En 1945, après une correspondance d'Amérique pour le compte du Figaro (journal acquis au gaullisme), il fonde aussitôt la revue Les Temps modernes, qui va être cette fois-ci le creuset de réflexions et de débats philosophiques et politiques nettement marqués à gauche. L'année suivante, il publie Réflexions sur la question juive, spectaculaire mise en cause de l'idéologie vichyssoise et nazie.

A noter que plus récemment, l'historienne allemande Ingrid Galster, travaillant de son côté, parvient sensiblement aux mêmes conclusions qu'Annie Cohen-Solal : voir le lien ci-dessous.

"Jamais nous n'avons été plus libres que sous l'Occupation allemande"...


Reste à traiter de cet autre point. On a souvent ironisé sur cette courte phrase, feignant d'oublier qu'elle fait partie d'un texte dense, magnifique, et qui mérite d'être relu. Un texte publié dans Les Lettres françaises clandestines, en septembre 1944, sous le titre La république du silence.

Cette réflexion amène Sartre à une véritable redéfinition de la liberté. Celle-ci n'est pas la situation historique, qui n'a pas été choisie. Mais dans l'extrême de la contrainte qu'impose cette même situation, la liberté humaine se manifeste dans sa nudité, dans tout son éclat :
Cette responsabilité totale dans la solitude totale, n’est-ce pas le dévoilement même de notre liberté ?
On est au cœur même de la morale sartrienne élaborée à la faveur de L'Être et le néant. Mais le texte va plus loin. Sartre va jusqu'à esquisser le dévoilement en acte du projet républicain, qui est identiquement le projet politique même. Et Sartre de s'exprimer à ce niveau de conscience politique avec l'exaltation  d'une découverte capitale :
Ainsi, dans l’ombre et dans le sang, la plus forte des Républiques s’est constituée. Chacun de ses citoyens savait qu’il se devait à tous et qu’il ne pouvait compter que sur lui-même ; chacun d’eux réalisait, dans le délaissement le plus total, son rôle historique. Chacun d’eux, contre les oppresseurs, entreprenait d’être lui-même, irrémédiablement et en se choisissant lui-même dans sa liberté, choisissait la liberté de tous. Cette république sans institutions, sans armée, sans police, il fallait que chaque Français la conquière et l’affirme à chaque instant contre le nazisme. Nous voici à présent au bord d’une autre République : ne peut-on souhaiter qu’elle conserve au grand jour les austères vertus de la République du Silence et de la Nuit. »
La pensée de Sartre n'a décidément rien à voir avec un simple amour du paradoxe.
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  • Annie Cohen-Solal dans Wikipédia : Lien
  • Un entretien d'A.Cohen-Solal sur son livre Sartre, un penseur pour le XXIe s., vidéo 3 min : Lien
  • Sartre en Amérique: Lien
  • "Jamais nous n'avons été plus libres"... lu par Sartre lui-même. : Lien
  • "Jamais nous n'avons été plus libres...", une réflexion de A.S. Moreau : Lien

vendredi 19 février 2016

Que peut la philosophie ?

Philosophie par gros temps, titrait naguère Vincent Descombes, tentant d'élucider le rôle des intellectuels face à la modernité. Mais tout ce qui est moderne n'est pas rationnel, argumente l'essayiste dans cet ouvrage paru en 1989. La capacité du philosophe à parler du présent est problématique. Or l'apprentissage de la philosophie et son exercice, rappellera Christophe Bouton au cours de l'échange dont il est traité ci-dessous, demandent une certaine lenteur, au risque de pas toujours être en phase avec l'immédiat. La littérature au contraire, et l'art en général épousent plus spontanément leur époque.

De l'événement à l'expérience


Plus près de nous que le livre de Vincent Descombes,  "Que peut la philosophie face à l'actualité dramatique qui nous assaille ?" se demandent, conviés par le quotidien L'Humanité, les trois philosophes Michaël Foessel, Christophe Bouton et Jean Salem. Si elle a quelque pouvoir, ce n'est sûrement pas parce que le philosophe serait en dehors de l'événement. Son recul n'est pas de position, mais de travail. Pour Michaël Foessel, "L'urgence philosophique [...] ouvre le temps sur l'avenir" :
L'une des tâches de la philosophie est de repérer ce qui fait véritablement événement et désigne, par là, une urgence authentique... La philosophie peut aider à faire que ces événements deviennent des expériences, et non de simples informations.
Sur l'expérience, on peut réfléchir en effet, on peut y revenir pour partager des interrogations ou des tentatives de réponse, et y trouver des matériaux pour une nouvelle appréhension de l'avenir. Une critique des concepts, ajoute Jean Salem, est tout indiquée : préférer "fanatisme" à "barbarie", par exemple, c'est garder présent le lien avec le religieux, "certes dévoyé"; "état d'exception" dit mieux que la suspension de certaines libertés n'est pas faite pour durer, que "état d'urgence"; qui n'énonce pas ses limites. Et à la faveur de la critique des concepts, il est possible d'en avancer certains, mieux à même de "s'insérer dans un ensemble plus ou moins cohérent."

Le besoin de consolation comme émancipateur


"C'est moins le réel que la philosophie transforme, notre Michaël Foessel, que les instruments avec lesquels nous l'abordons." Et de fait, il ne revient pas à la philosophie d'apporter une consolation, souligne-t-il, lui qui précisément a consacré un livre récent à cette notion (Le Temps de la consolation, Seuil, 2015). Les ouvrages fameux de Boèce et des Stoïciens, opposant au malheur un point de vue spirituel rassurant, ont perdu aujourd'hui leur pertinence, du fait de la religion consolatrice développée à partir du XVIIe  et du "deuil" thématisé par la psychologie. "La philosophie a plutôt pour tâche d'apporter aux hommes un surcroît de lucidité", elle "dénonce les vaines consolations" et "permet d'éclairer le besoin de consolation" :
Il existe une force subversive du chagrin, dans la mesure où une perte enveloppe toujours un jugement sur l'ordre établi : Pourquoi ce monde ? Pourquoi moi ? En ce sens, le besoin de consolation s'oppose aux injonctions de deuil, qui s'énoncent toujours sur le mode du Tu n'as rien perdu. [...] Dans la mesure où la philosophie inquiète la frontière entre le réel et l'utopie, entre le nécessaire et le possible, elle peut repérer dans le besoin de consolation une puissance émancipatrice.
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Réflexion : un aspect de la consolation ne revient pas ici dans le débat, pourtant présent dans le livre de M. Foessel, c'est l'aspect collectif de la consolation : consolation de cohésion de groupe, de solidarité, affectif, charnel... Et le deuil d'empathie. Ce qui te touche me touche, ce que l'homme fait à l'homme, j'ai besoin de l'entendre de ta bouche. Avec toi je ne veux pas oublier. La quête d'un vivre ensemble, donc le voeux proprement politique du sujet, mêle intimement au rationnel une dimension faillible, vulnérable, mortelle.
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  • Vincent Descombes, Philosophie par gros temps, Minuit 1989 : Lien
  • Michaël Foessel, Le Temps de la consolation, Seuil, 2015 : Lien
  • "Que peut la philosophie ?", le texte du débat, 12/02/2016 : Lien
  • Les chroniques de Michaël Foessel dans Libération : Lien
  • Christophe Bouton sur France Culture : Lien
  • Jean Salem, le site internel : Lien