samedi 24 septembre 2016

Le 'Flaubert' de Sartre, problématiques philosophiques

A en croire Jean-Paul Sartre lui-même, interrogé en 1971 par MM. Contat et Rybalka (*), L'Idiot de la famille, Gustave Flaubert  I & II(Gallimard, 1971) appartiendrait essentiellement au genre romanesque :

L'Idiot de la famille, roman d'un type nouveau ?

Je voudrais qu'on lise mon étude comme un roman puisque c'est l'histoire, en effet, d'un apprentissage qui conduit à l'échec de toute une vie. Je voudrais en même temps qu'on le lise en pensant que c'est la vérité, que c'est un roman vrai. (*).
Il faut dire que depuis le milieu des années 1950 en France, l'idée de "nouveau roman" continue de gouverner un courant de littérature extrêmement inventif et séduisant. L'Idiot de la famille serait donc un roman, profondément ancré cette fois dans un personnage de l'histoire et son monde, celui d'un romancier du XIXe siècle, Gustave Flaubert. Mais qu'est-ce qu'un "roman vrai" ? Ces mêmes années  s'épanouit le genre de la biographie de personnages de l'histoire destinée à un large public. Mais dès lors la prétention de telles œuvres à la vérité est aussi problématique qu'elle l'est pour l'historien. Une autre difficulté se fait jour dans la bouche de Jean-Paul Sartre lui-même, dans la phrase qui suit la précédente :
C'est Flaubert tel que je l'imagine ; mais ayant des méthodes qui me paraissent rigoureuses, je pense que c 'est le Flaubert tel qu'il est, tel qu'il a été.
Cette construction du réel est donc authentifiée, du point de vue de l'auteur, par la méthode qu'il a lui-même mise au point, avec cette "rigueur" qu'il y applique. Mais Sartre conclue drôlement :
Dans cette étude, j'ai besoin d'imagination à chaque instant.
L'imagination dans ce sens étant comprise comme l'application de l'esprit à reconstituer toutes les conditions d'existence des faits "constatés".

Laissant de côté ces questions ressortissant à la littérature, au sujet desquelles on pourra lire par ailleurs d'intéressantes remarques (liens ci-dessous), examinons la face philosophique, souvent négligée, de l'ouvrage monumental de Sartre.

Deux enjeux philosophiques...


Après Les Mots (1964), confessions, anamnèse ou puissante auto-fiction, Jean-Paul Sartre va chercher en Gustave Flaubert, cet autre monstre de l'écriture, un miroir. Ce qu'il nomme (sans explication très convaincante) "psychanalyse existentielle" va lui permettre, pense-t-il, de répondre à cette question : "Que peut-on savoir d'un homme aujourd'hui." (t.1 p.7). Quoi qu'il en soit de la méthode et de la rigueur employées, Sartre crée un effet de lisibilité de son sujet, , en mettant minutieusement en rapport tous les détails de l’œuvre avec tous les renseignements disponibles sur son auteur. Il dessine ainsi tous les mouvements, hésitations, impasses que peut rencontrer l'homme Flaubert tandis qu'il écrit, qu'il crée. Il en va ainsi, par conséquent, de la lisibilité de l'histoire, rien de moins, problème qui occupe de manière grandissante la pensée du Sartre d'après guerre.

L'autre enjeu est suspendu à cette question :comment un écrivain conscient de son extraction bourgeoise parvient-il à déjouer par l'écriture les déterminations qui lui sont imposées du fait de son milieu et de l'éducation qu'il en a reçue ? C'était déjà le problème des Mots, déjà présent in nuce dans L’Être et le néant : comment affronter les situations de l'existence sans tricher ? L'intellectuel ou l'artiste peuvent-ils le faire aussi bien qu'un autre, mieux qu'un autre, lorsqu'ils tentent d'échapper au conditionnement bourgeois, naturellement idéaliste, sentimental et conservateur ?

... et un troisième


Expérience philosophique, le Flaubert de Sartre tourne donc principalement autour ces deux points.

UN : l'histoire des hommes peut être lisible, et son sens déchiffrable. Non à la manière que professent les chrétiens, dont la visée téléologique dévalorise aux yeux de Sartre le rôle essentiel de la liberté, du choix et de l'engagement, Mais plutôt à la manière de Marx, qui par une attention soutenue à l'histoire révèle sous les apparences les forces à l’œuvre dans le mouvement des sociétés. L'Idiot de la famille entend démontrer que même l'opacité de l'existence individuelle et l'extrême complexité des motivations sollicitées par l'agir et l'abstention et toute action ne résiste pas à l'attention opiniâtre et prolongée d'un observateur armé d'un outil d'investigation rigoureux. -

DEUX : la condition de l'intellectuel n'est pas tant engluée dans l'existence bourgeoise qu'elle l'empêche de fracturer la gangue de son milieu et de son éducation.

Au contraire, le puissant moyen de l'écriture - c'est le troisième point - permet d'engager et de soutenir, de page en page et de livre en livre, une puissante analyse réflexive, une puissante auto-analyse, souvent implicite, parfois manifeste, par le truchement de personnages, de situations, de choix et de problématiques existentielles ainsi mises en œuvre. De la sorte, cette explication avec Flaubert semble bien, pour Sartre, opérer l'impressionnante et décisive vérification, à ses propres dépens, d'intuitions sans lesquelles son œuvre s'effondrerait.

Mais pourquoi Sartre nomme-t-il "analyse existentielle" la posture qu'il adopte ? Vaste problème. Sans doute par méfiance à l'égard de Freud, et sans doute aussi par crainte du retour d'un essentialisme, qui mettrait à bas tout l'édifice que, depuis L’Être et le néant au moins, il construit.
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  • (*) Les critiques de notre temps et Sartre, Garnier, 1973, p.27.
  • L'Idiot de la famille sur le site de l'éditeur : Lien
  • Quelques notes dansWikipédia : Lien
  • Denis Saint-Amand, « Quand Sartre (s’) explique (par) Flaubert. », Acta fabula, vol. 9, n° 7, 2008 : Lien
  • "Penser par cas : exemple et narration dans L'Idiot de la famille", par Marielle Macé, 2007 : Lien
  • "Lire L'Idiot de la famille ?", par Claude Burgelin. Littérature 1972 n°2, pp. 111-120: Lien