jeudi 24 décembre 2015

Giorgio Agamben - de l'État de droit à l'État de sécurité


Dans Le Monde du jeudi 24 décembre 2015, Giogio Agamben entreprend une analyse vigoureuse des enjeux et des risques encourus du fait des mesures en cours dans la France d'après le 13 novembre. Il ne s'agit plus ici d'une critique d'humeur ou d'opinion, comme on peut en lire sous la plume de Judith Butler par exemple, mais d'une critique plus systématique se déployant sur deux volets distincts, les leçons de l'histoire et les transformations du pacte social.

"L'état d'urgence n'est pas un bouclier qui protège la démocratie"


Pour Agamben, les leçons de l'histoire sont implacables : "L'état d'urgence n'est pas un bouclier qui protège la démocratie."  D'une part en effet, l'état d'exception ou état d'urgence n'a jamais permis d'éliminer le risque d'agressions terroristes, qui ont pour caractéristique principale de prendre l'offensive, condamnant la puissance publique, réduite à une une attitude défensive, à  répliquer. D'autre part, une enquête rapide montre que la violence nazie en Allemagne ou fasciste en Italie s'est nourrie et a prospéré dans un cadre où l'état d'exception était devenu la règle, permettant notamment de vouer à la captivité voire à l'extermination des catégories d'hommes jugées indésirables comme hétérogènes, et donc ennemies. Il n'est pas vain de surcroît d'imaginer quel parti une extrême droite parvenant au pouvoir pourrait tirer de telles dispositions inscrites dès avant dans la loi.


Glissement de l’État de droit à l’État de sécurité


Il importe donc d'appeler "État de sécurité" (Security State) cette communauté politique où la "raison d’État" tend à être remplacée par les "raisons de sécurité". Or, comme l'enseigne Hobbes,
L'État est ce qui vient justement mettre fin à la peur. Dans l’État de sécurité, ce schéma se renverse : l’État se fonde durablement sur la peur et doit, à tout prix l'entretenir, car il tire d'elle sa fonction essentielle et sa légitimité.
Pour Giorgio Agamben, qui s'appuie sur Michel de Foucault et fait allusion à Carl Schmitt, trois risques sautent aux yeux.  Le premier est celui de l'apparition d'une "relation systémique" entre terrorisme et Etat de sécurité, le terrorisme renforçant l’État dans son besoin de légitimation, et l'Etat non pas encourageant, mais du moins admettant le terrorisme comme un interlocuteur normal.

Le second risque est le "changement de statut politique des citoyens et du peuple", qui de détenteurs de la souveraineté selon les Lumières, se muent comme l'ont théorisé les juristes nazis en masse apolitique qu'il s'agit de régir et de "protéger". Ce qui n'est possible qu'en refondant l'Etat sur une "égalité de souche et de race", tout élément allogène étant reversé dans l'extériorité et donc ennemi. Précisément, en s'abstenant de toute confusion intempestive, l'idée de "déchéance de nationalité" incline irrésistiblement à des rapprochements fâcheux.

Le troisième risque est celui de "la transformation radicale des critères qui établissent la vérité et la certitude dans la sphère publique." Si une société renonce à la recherche de la vérité par voie d'enquête judiciaire et à l'établissement d'une telle vérité par le recours au débat contradictoire dans la rigueur du prétoire, le crime et sa punition ne relèvent plus que de présomptions - "de sérieuses raisons de penser", quelques sérieuses qu'elles soient - car qui pense, dans ce cas ?

En conséquence de ces trois risques, sentiment déjà éprouvé naguère, le citoyen risque de se sentir menacé par une pression policière accrue sur laquelle le droit n'a plus guère de pouvoir.

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  • Giorgio Agamben, "De l'Etat de droit à l'Etat de sécurité", lire l'article : Lien
  • Giorgio Agamben développe déjà l'essentiel de ces thèmes dans un article précédent, plus fouillé, accessible en ligne, "Comment l'obsession sécuritaire fait muter la démocratie", Le Monde diplomatique, Janvier 2014. Lien
  • Michel Foucault, Sécurité, territoires, population, cours du Collège de France 1977-1978 : Lien
  • Gallimard-Seuil, 2004. Lien
  • Carl Schmitt dans Wikipédia : Lien

jeudi 17 décembre 2015

Pour une histoire du corps

Calenda diffuse (11 décembre 2015) un appel à contributions lancé par Vincent Gogibu, de l'Université Versailles Saint-Quentin en Yvelines, par ailleurs grand connaisseur de Rémy de Gourmont. Citons-en la présentation sommaire :
"La chair et le verbe
 
Lundi 15 février 2016 | Représentations | Appel à contribution | Saint-Quentin-en-Yvelines (78)
Le corps est traversé, voire structuré, de paradoxes et de tensions qui façonnent autant qu’ils révèlent notre rapport au monde : intime et public, intérieur et extérieur, connu et inconnu, visible et invisible, à soi et à l’autre, etc. Tout à la fois matériel et imaginaire, le corps perçu, ressenti, par soi-même et/ou par les autres, est une construction aux complexes origines. Et l’ambition d’appréhender cette complexité soulève autant de difficultés que d’enjeux."
Mais l'annonce développée est davantage instructive, bien évidemment, sur les thèmes, les questionnements. On la trouvera en suivant ce Lien
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  • Page académique de Vincent Gogibu : Lien
  • Sur le blog Les Féeries intérieures, Vincent Gogibu évoque le poète Saint-Pol-Roux : Lien 

lundi 14 décembre 2015

Philosopher après le 13 novembre : Corine Pelluchon



 Corine Pelluchon, dans un article posté le 7 décembre 2015 sur son blog Libération, prend de front trois "chocs" ressentis récemment dans la société française : la monté de l'extrémisme xénophobe, le dérèglement climatique et bien sûr les attentats du 13 novembre.

De la sidération à la considération


 "De la sidération à la considération", formule frappante du titre de l'article, complétant et expliquant l'amorce "Philosopher dans la cité."

Qu'entendre par sidération, sinon cet "état d'anéantissement", selon la définition d' Émile Littré, qui frappe "comme la foudre". Lorsque atterré, perdu, on ne sait plus que dire, que penser ou que faire, on se dit sidéré, à la survenance notamment de grandes catastrophes. Et la considération devient par contraste, la patiente attention, l'examen, la pesée des raisons (suivant le même Littré), et la mise en avant, non de soi, mais des choses et des êtres : par quoi se remet en route la machine humaine, dans sa capacité d'appréhender le réel, de l'éprouver, de le penser.

Dans la sidération qui nous frappe, précise Corine Pelluchon, c'est l'insécurité que l'on éprouve d'abord, et dans le même temps l'effondrement des idéaux des Lumières. De quel profit, l'éducation que nous donnons ? De quelle portée, nos appels au respect, à la tolérance ? De quel poids, le souci d'un avenir plus juste et plus fraternel ? Or, concernant ces idéaux, la pensée des Lumières consacrait "un certain dualisme nature/culture" en pensant "l’homme à la lumière de la liberté, et la liberté comme arrachement à la nature", s'appuyant sur un progrès de l'homme et de l'humanité qu'aucune limite ne semblait devoir borner. Sous cet aspect, elle est à compléter.

L'actualité des Lumières



Mais la pensée des Lumières reste, devant ces défis de l'histoire, d'une brûlante actualité. :
La tolérance est la condition de possibilité de la délibération qui suppose que nous trouvions, dans tous les domaines qui nous opposent, des accords sur fond de désaccords, afin d’arriver à des législations adaptées nous permettant d’avancer en matière d’agriculture, d’élevage, d’éducation, de droit du travail, de santé, sans que nos politiques soient dictées par les lobbys ou par une Realpolitik invoquant la loi du marché.

La tolérance, garante de la délibération, est donc "la clef de la résolution démocratique des problèmes qui opposent les individus, non seulement en raison de la divergence de leurs intérêts", (exemple de la lutte de classes), mais aussi parce que leurs valeurs sont différentes, voire dans un premier temps inconciliables. Sapere aude, «ose penser par toi-même», rappelle Corine Pelluchon, ajoutant :
Jamais au cours des dernières décennies la devise des Lumières, sapere aude, «ose penser par toi-même», n’a été aussi actuelle. Cette devise, que l’on trouve dans un texte de Kant daté de 1784, Qu’est-ce que les Lumières?, souligne l’importance de la liberté de penser pour la conduite de la vie à la fois individuelle et collective, et donne à la démocratie un sens et une saveur, un attrait, qu’aucun autre régime ne peut se vanter de posséder.
 Voter dans ces conditions n'est donc pas décerner un brevet d'exemplarité à une femme ou à un homme, comme si leur tendance à reléguer la recherche du bien commun derrière des thèmes de propagande s'articulant que sur des peurs et des promesses nous échappait : voter, c'est prolonger l'espoir du réalisable en matière de justice et de vivre ensemble, pour écarter les forces mortifères qui préfèrent la ruine d'un pays à sa lente avancée dans de nécessaires compromis.

Les "trois tâches" de la philosophie...

Philosopher, dans ces conditions, ce n'est pas apporter des informations inédites ni formuler des opinions en matière de choix économiques et politiques capables d'emporter la décision. 
La contribution spécifique du philosophe à son temps, en particulier dans le contexte actuel marqué par les trois grands défis mentionnés plus haut, est triple. D’abord, le souci de l’universel ou plutôt de l’universalisable est ce qui distingue le philosophe des autres acteurs de l’histoire. Son rôle est de penser ce qui a un sens au-delà de sa personne. Sa culture, c’est-à-dire le voyage dans le temps et dans l’espace que les livres rendent possible, ses compétences analytiques ainsi que les vertus logiques et dialogiques qui accompagnent l’exercice rigoureux de la pensée l’aident à creuser cet écart entre soi et soi qui est indispensable pour formuler sous forme de problèmes les chocs les plus violents et les conflits de valeurs qui opposent les membres d’une société complexe.
Autant de philosophes, donc, autant d'acteurs sociaux bienvenus, pourvu que chacun à sa manière s'attache à la recherche de vérités universalisables, proposées à la délibération d'autrui sous forme ouverte et argumentée. - Le deuxième apport attendu du philosophe est de penser sur le long terme :
Pour réagir à l’actualité, nous bénéficions de l’avis éclairé des journalistes et des experts. La tâche spécifique du philosophe est d’élaborer des d’outils conceptuels permettant de construire le monde de demain. Cette tâche est précieuse à un moment où la réaction immédiate est de désespérer de tout.
La tâche du philosophe n'est pas de laisser croire que toute contradiction peut immédiatement disparaître, mais que la délibération, s'appuyant sur des principes fermes, est possible, et que les décisions engageant le futur peuvent être prise en fonction d'un horizon élargi et généreux. Il ne s'agit pas d'utopies, ou alors d'utopies réalistes,
La tâche du philosophe, qui n’est pas un doux rêveur, est donc à la fois critique et constructive. Elle ouvre un horizon d’espérance, malgré les obstacles qui semblent indépassables, et atteste d’un engagement qui est amour du monde et de la vie.
 Le troisième apport propre au philosophe est d'ouvrir et d'éclairer la possibilité d'un engagement spécifique, distinct de celui des partis et complémentaire, l'engagement qui incombe à tous et à chacun en faveur d'un vivre harmonieux entre les êtres, et jusqu'avec le règnes animal, végétal et minéral.

... plus une quatrième



En conclusion, il n'y a pas à demander aux philosophes d'être partout sur les écrans et dans les journaux. Aujourd'hui plus que jamais, la philosophie doit garder le sens de sa mission dans la cité.
Plus précisément, il y a une quatrième mission du philosophe qui est, en réalité, la synthèse des trois autres : c’est de passer de la sidération à la considération et d’aider les autres à faire de même.
En réservant, à celles et ceux qui font déjà, une réelle considération.
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  • L'article de C.Pelluchon : Lien
  • Corine Pelluchon dans Wikipédia : Lien
  • Corine Pelluchon sur France Culture : Lien
  • Écouter Corine Pelluchon interrogée par Laure Adler : Leo Strauss, Emmanuel Levinas, la responsabilité (44 min) : Lien
  • *Dernier ouvrage: Les Nourritures. Philosophie du corps politique, Le Seuil, 2015. Prix Edouard Bonnefous de l’Académie des Sciences Morales et Politiques.