dimanche 29 novembre 2015

Philosopher après le 13 novembre : Marc Crépon

Dans une tribune parue sous la date des 18-19 novembre dans le quotidien Libération, Marc Crépon appelle notre attention sur l'importance des lieux publics. Son titre, "Les lieux publics n'ont jamais été aussi nécessaires".

Confiance dans les lieux


Marc Crépon nous parle d'abord dans ce texte; de confiance : "confiance dans l’espace que nous parcourons, les lieux que nous fréquentons, les êtres que nous croisons." C'est cette confiance essentielle à la vie en commun - et à la vie citadine particulièrement - qui est rompue par la violence. Si la violence de l'événement détermine bien un avant et un après, c'est d'abord dans cette confiance remise en question que nous éprouvons intimement cette rupture.

Or cette confiance, essentielle à notre vie en commun, l'est aussi à notre vie personnelle. Non seulement toute existence est un "tissu de relations", se définissant par "les relations... qu'elle entretient avec les êtres et les choses" et les lieux découverts, adoptés, fréquentés, aimés, mais encore c'est au sein de ces relations avec les personnes, les choses et les lieux que l'être se fait une histoire singulière et devient ce qu'il est, unique et irremplaçable.  
Car ces relations (présentes, passées ou à venir), dans lesquelles se condense tout ce qui nous est arrivé (et continue d’agir en nous), ce sont elles qui nous distinguent de tout autre, c’est en elles que nous nous inventons, devenant celui que nous sommes ; ce sont elles qui font de chacun de nous un monde à soi tout seul
Et c'est ce monde irremplaçable et singulier que la violence, telle qu'elle se manifeste dans les attentats du 13 novembre, vient atteindre.

Édification du temps, et dans le temps


Ce sont d'abord les lieux, par conséquent, qui au premier abord, de "secourables" que nous les éprouvions jusque là, prennent d'un coup une figure menaçante. Il importe alors suprêmement d'examiner ce que le temps, dans ce tissu de relations, fait à l'homme; et comment l'homme se fait dans et par ce devenir, car
ce qu’il importe de comprendre alors, c’est le temps dans lequel ces relations s’inscrivent. A chaque instant, elles font tenir ensemble le passé, le présent et l’avenir. Ce qui nous retient dans le présent, le cas échéant par le souvenir, nous projette dans le futur. Nous en attendons cette forme de continuité, d’entretien et de prolongation qui rend la vie vivable.
Ajoutant : "C’est pourquoi le rapport que nous avons avec des êtres, des choses, un lieu, un espace, tout ce à quoi nous sommes attachés, doit d’abord être pensé comme secourable." Et c'est ce secours qui d'un coup se retire, sous le coup de la violence aveugle des agresseurs...

Le temps, les lieux, la liberté


Mais cette traversée du temps ne prend pour nous signification et valeur que sous le signe de la liberté.
La liberté avec laquelle nous passons le temps, nous mouvant d’un lieu à l’autre, d’une rencontre à la prochaine, nous soutient dans le temps, parce qu’elle donne forme au cours de la vie. Mais pour peu que ces rapports soient perturbés, pour peu que ce secours soit compromis et qu’au contraire tout s’avère menaçant, que les lieux visités donc, les êtres croisés, nos repères familiers soient hantés par le spectre d’une violence possible qui pourrait faire irruption, sans prévenir, la vie devient invivable. Elle se charge d’une angoisse irrépressible qui colore autrement le temps et l’espace.
Ce qui est passionnant à la lecture de ce court texte de Marc Crépon, de cette "tribune" comme on est accoutumé de dire en jargon journalistique, c'est qu'avec tact l'auteur nous fait apercevoir les remèdes à mesure qu'il fait pour nous l'analyse des maux qui nous frappent. Réassumer notre liberté, prendre conscience de la traversée où nous sommes du temps, et réinvestir les lieux pour nous secourables. Comment parler aux enfants de la violence ? s'est-on à bon droit demandé ces temps-ci. Mais pour ma part j'ajouterais : comment leur dire ce qui nous sauve de la violence ? Et ici, les réflexions de Marc Crépon peuvent nous aider puissamment. 
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  • "Les lieux publics n'ont jamais été aussi nécessaires", l'article de Marc Crépon dans Libération : Lien
  • Une autre intervention récente de M.Crépon dans Télérama, 29/11/2015 : "Il ne faut pas laisser la peur prendre possession de nous" : Lien
  • La vocation de l'écriture, La littérature et la philosophie à l’épreuve de la violence, de Marc Crépon (2014), comte rendu dans Les Inrocks : Lien
  • "Le Carillon, histoire du QG d'un Paris mixte et festif, par C.Boinet dans Les Inrocks du 22/11/2015 : Lien
  • Imagine de J.Lennon au piano devant le Bataclan, le 14/11/2015 : Lien
  • Paroles de Imagine, avec un clip de John Lennon : Lien

jeudi 26 novembre 2015

Sur la signification de la dette, un colloque à Nanterre

 
Nous relayons ci-après une information pouvant intéresser les lecteurs de Philosophie Contemporaine France, soit qu'on envisage de se joindre à l'événement, soit qu'on prenne note de la problématique mise en place :


L'endettement comme rapport social :
limitation ou condition de possibilité de la liberté ?

Jeudi 10 décembre 2015 | Sociologie | Colloque | Nanterre (92001)

Le concept même de dette, que celle-ci soit publique ou privée, permet de caractériser tout un ensemble de relations sociales sur lesquelles le regard porté ne peut être neutre. L’objet du colloque est d’interroger les présupposés qui sous-tendent différentes conceptions de la dette et de l’endettement, de comprendre comment celles-ci s’entrecroisent et s’appliquent au sein de la réalité. Comment qualifier ces différentes relations sociales qui se développent sous l’entremise de la dette ? 

Le problème que nous posons renvoie à des considérations qui mettent en discussion certains postulats insuffisamment questionnés autour de la notion de dette, mais, plus largement, sur le devenir de nos sociétés et des liens sociaux qui s’y développent.
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  • Lire la présentation développée du colloque : Lien

'La philosophie face à la violence', une bibliographie


Pour accompagner La Philosophie face à la violence, le livre de Marc Crépon et Frédéric Worms présenté dans un billet récent, je me permets d'introduire ici la bibliographie indicative du cours de l'ENS, dans la pensée que cet innocent larcin puisse être utile à maint lecteur du livre..
  1. Louis Althusser, Pour Marx, Paris, François Maspero, 1965.
  2. Albert Camus, Le mythe de Sisyphe, Paris, Gallimard, 1942.
  3. Albert Camus, L’homme révolté, Paris, Gallimard, 1951.
  4. Georges Canguilhem, Essai sur quelques problèmes concernant le normal et le pathologique (Clermont Ferrand, Impr. « La montagne », 1943) ; réédité sous le titre Le normal et le pathologique, Paris, PUF, 1966.
  5. Jean Cavaillès, Sur la logique et la théorie de la science, préface G. Canguilhem et Ch. Ehresmann, Paris, PUF, 1947.  [Lire aussi le bref et émouvant hommage de Canguilhèm, Vie et mort de Jean Cavaillès, Alia, 1996.]
  6. Gilles Deleuze, Différence et répétition, Paris, PUF, 1968.
  7. Gilles Deleuze, Foucault, Paris, Les Éditions de Minuit, 1986.
  8. Gilles Deleuze, Deux régimes de fous : textes et entretiens, 1975-1995, éd. préparée par David Lapoujade, Paris, Les Éditions de Minuit, 2003.
  9. Jacques Derrida, L’écriture et la différence, Paris, Editions du Seuil,1967.
  10. Jacques Derrida, Marges de la philosophie, « La différance », Paris, Editions de Minuit, 1972.
  11. Jacques Derrida, Pardonner, Paris, Editions Galilée, 2012.
  12. Michel Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975.
  13. Vladimir Jankélévitch, Le pardon, Paris, Aubier-Montaigne, 1967.
  14. Emmanuel Levinas, Totalité et infini, La Haye, M. Nijhoff, 1961.
  15. Emmanuel Levinas, Noms propres, Saint Clément La rivière, Fata Morgana,1976.
  16. Claude Lévi-Strauss, Race et histoire, Paris, UNESCO, 1952.
  17. Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, Paris, Plon, 1955.
  18. Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958.
  19. Claude Lévi-Strauss, La pensée sauvage, Paris, Plon, 1962.
  20. Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard,1945.
  21. Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur, Paris, Gallimard, 1947.
  22. Maurice Merleau-Ponty, Signes, Paris, Gallimard, 1960.
  23. Maurice Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, Paris, Gallimard, 1979.
  24. Jean-Paul Sartre, L’être et le néant, Paris, Gallimard, 1943. [Lire aussi L'Existentialisme est un humanisme (Nagel, 1946)]
  25. Jean-Paul Sartre, Situations V. Colonialisme et néo-colonialisme, Paris, Gallimard, 1964.
  26. Simone Weil, L’Enracinement, Paris, Gallimard, coll. « Espoir », 1949. 
  27. Simone Weil, L’Iliade ou le poème de la force (publié à Marseille dans les cahiers du Sud de décembre 1940 à janvier 1941, sous le nom d’Emile Novis), repris dans La source grecque, Paris, Gallimard, coll. « Espoir »,

Philosopher après le 13 novembre : Judith Butler

Judith Butler


À Paris au moment des attentats du 13 novembre 2015, Judith Butler livre à chaud ses réflexions, écrites semble-t-il dès le 14 novembre, qui après traduction paraissent dans le quotidien Libération du 19 .

Le titre est significatif des préoccupations de la philosophe  : "Une liberté attaquée par l'ennemi et restreinte par l’État." Nul doute que le Patriot Act voté dans l'urgence après le 11 septembre 2001, et restreignant considérablement les libertés publiques, ait marqué profondément bien des consciences américaines :
Il semble que la peur et la colère puissent conduire à se jeter violemment dans les bras d’un État policier. Je suppose que c’est la raison pour laquelle je préfère ceux qui se trouvent dans l’impasse. Cela signifie qu’il leur faudra du temps pour y voir clair. Il est difficile de réfléchir quand on est accablé. Il faut du temps et des gens qui soient prêts à le prendre avec vous, ce qui a une chance de se produire dans un rassemblement non autorisé.
Cela fait écho aux importants travaux de Judith Butler sur l'assujettissement (La vie psychique du pouvoir. L'assujettissement en théories, Léo Scheer, 2002) : l'assujettissement étant un concept paradoxal "selon lequel le pouvoir est à la fois créateur et oppresseur du sujet" (C.Malabou). Mais on peut aussi reprendre Qu'est-ce qu'une vie bonne, présenté naguère sur ce blog:
Si une sphère d'inégalité est refoulée pour justifier et promouvoir une autre sphère d'égalité, alors  nous aurons besoin à coup sûr d'une politique qui puisse nommer et exposer une telle contradiction et l'opération de refoulement qui sa sous tend." (p.83)
Il n'y a pas de libertés (donc de droits) indépendants d'une politique, et pas de politique indépendante des sujets de la politique. Judith Butler, qui reprend à Hannah Arendt l'importante distinction des sphères publique et privée souhaite dépasser ce point de vue, dénonçant le cloisonnement fallacieux auquel trop fréquemment il donne lieu : c'est dans la sphère publique que les sujets-corps passent de la performativité privée à la performativité publique, c'est-à-dire politique - qui elle-même a pu être préparée, en tant que publique, dans la sphère privée.

Critique


Pour le reste, il est permis de considérer cet article comme hâtif, brouillon et mal informé, prêtant en somme le flanc à la critique. C'est ainsi que Marie Docher et Odile Fillod, dans un article accessible en ligne, se livrent à une analyse minutieuse du texte de Butler, analyse d'une efficacité redoutable:
Judith Butler est philosophe et professeure à l’université de Berkeley aux USA. Le 16 novembre, le site de l’éditeur Verso Books a publié une « lettre écrite depuis Paris » signée par elle datée du 14 novembre 2015. Une traduction (un peu imprécise) en a été publiée par Libération trois jours plus tard. Le texte a fait l’objet de nombreux relais par des comptes Twitter et pages Facebook anglophones. Nous l’avons lu et pris le temps de l’analyser. Judith Butler n’est pas la première philosophe venue : elle a notamment publié en 1990 Trouble dans le genre, un livre indéniablement important. Cette « lettre de Paris » concentre les éléments clés d’une rhétorique qui nous secoue depuis janvier 2015, avec ses dangereux amalgames et contre-vérités. Nous avons estimé qu’il était nécessaire de les souligner.
C'est ainsi qu'il n'a jamais été question en France de lutter "contre l'islam", et si les experts étaient d'emblée certains que l'EI est à l'origine des attentats,  c'est que les renseignements disponibles étaient suffisamment concordants. Que le message de revendication utilise l'accusation de pervers envers les occidentaux ne résulte pas d'une falsification, puisque ce terme caractérise de nombreuses fois dans le Coran les auditeurs rebelles à la prédication du Prophète, tandis que Judith Butler semble ignorer que la France s'est opposée à l'attaque de l'Irak par la coalition Bush en 2003 et Blair et s'est prononcée en faveur de la rébellion syrienne. Dénoncer en France un Etat "militarisé" de manière croissante, c'est se tromper d'échelle ou de cible, et "Insinuer que « les gens » seraient assez stupides et vénaux pour adhérer à n’importe quelle mesure sécuritaire juste pour bénéficier de services gratuits est profondément méprisant". Si les services publics étaient fermés le 14, c'est qu'il s'agissait d'un samedi, et l'Etat d'urgence suspend toute manifestation sur la voie publique, mais en aucun cas la liberté de réunion. Mais arrêtons-nous là, et renvoyons à l'analyse dans son entier pour plus de détails.

Ce n'est pas la première fois qu'un philosophe s'écarte du sens commun, faute d'une information suffisante. Mais comment raisonner juste si l'on se dispense d'une enquête soigneuse ?

Une brève de comptoir ?


Dans une autre veine, plus satirique, PERMI4 témoigne de l'irritation et de l'incompréhension, de la part de ceux qui ont été touchés de près ou de loin par les attentats, devant la lettre de Judith Butler, dans ce court texte qu'on lira ici intégralement :
S'est-on assuré de la signature de l'article de Libération du 19 novembre comme étant bien d'une philosophe du nom de Judith Butler et non émanant d'une brève de comptoir relevée par un journaliste malicieux? On voit là l'auteure présumée, dans une verve moqueuse très franco-française et en polémiste "light", traiter notre président de "bouffon" ("jester" in english sauf erreur), et ce fou, ce drôle, le voilà "chef des armées maintenant" précise notre philologue honoris causa de l'Université de Bordeaux III [...]
Or au titre II de notre constitution, article 15: " Le Président de la République est le chef des armées. Il préside les conseils et les comités supérieurs de la défense nationale". Nul n'a connaissance qu'il y ait eu à ce jour recours à l'article 16 de cette même constitution, comme ce fut le cas dans une autre époque de notre histoire. Ignorance, contre vérités, non référencement de propos prétendument rapportés... De quoi s'attendre à la parution sous peu d'un ouvrage intitulé The Principle Irresponsibility. Souhaitons qu'il soit rapidement traduit de l'anglo-américain pour notre instruction.
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  • "Une liberté attaquée..." L'article de Judith Butler dans Libération du 19 novembre 2015 : Lien
  • Le Patriot Act, un article de Wikipédia : Lien
  • Judith Butler, Qu'est-ce qu'une vie bonne ? sur ce blog, à la date du 02/07/2014 : Lien
  • Voir le site de Marie Docher, photographe : Lien
  • Voir le site de Odile Fillod, consacré à la critique de la désinformation : Lien