En juin 1932, suite à la parution la même année des Deux sources de la morale et de la religion, de Henri Bergson, Albert Camus publie dans la revue Sud, pour en rendre compte, un court article curieusement intitulé "La philosophie du siècle". (*)
Difficile de regarder ce texte comme résultant d'une étude approfondie de Bergson. En face d'une œuvre qui avait suscité tant d'espérance, nous dit en substance l'auteur, son dernier opus, Les Deux sources de la morale et de la religion, l'a déçu. Quel est le motif de cette déception ? L’œuvre dans son ensemble aurait tenté d'édifier une méthode, et ce dernier volume, qui semble la conclure, loin d'esquisser une application telle qu'on était en droit de l'attendre, poursuivrait dans le vague d'une métaphysique que rien ne laissait prévoir.
La philosophie bergsonienne était une question, un problème soulevé. Il lui manquait une réponse [...] [Bergson] bâtissait la méthode et tous les éléments d'une philosophie basée sur l'instinct [...] Nous étions alors en droit d'attendre l'application effective de cette méthode..
Au vrai, cette page rapide et schématique sent quelque peu son exercice scolaire. Comme Alain ses élèves, Jean Grenier a vraisemblablement incité l'étudiant de 19 ans à mettre noir sur blanc le paradoxe qu'il apercevait chez ce prestigieux aîné...
Mais quoi qu'il en soit, pur Camus ou Grenier/Camus, l'intérêt de ce document est ailleurs. Il jalonne une époque, un processus où le débat intellectuel prend congé du moment de l'esprit, selon l'expression de Frédéric Worms - le moment qui prévalait depuis le tournant du siècle - pour aborder d'autres problématiques, notamment celle de la pratique, de l'agir humain, de la responsabilité, qui va ouvrir le champ à la philosophie de l'existence.
Les trois sens de l'existence mystique selon Bergson
"Introduire l'expérience mystique en philosophie" ? Dans une conférence prononcée en 2010 et intitulée "La conversion de l'expérience", Frédéric Worms soutient que ce propos simple en apparence de Bergson sur les Deux sources voile une réalité plus complexe. Le conférencier distingue d'abord, en effet, deux manières de comprendre la chose chez Bergson. Il y a d'abord la manière expérimentale, l'expérience mystique étant vue comme une mise en chantier, dans l'expérience du sujet, des grandes questions métaphysiques qui sous-tendent la philosophie. Mais il y a une seconde manière, que Frédéric Worms n'hésite pas à décrire comme promise à un réel avenir, le sens existentiel de l'expérience mystique,
Mais une troisième dimension se joint aux deux autres, chacune des trois étant importante dans son ordre, la dimension critériologique ;l’expérience mystique non pas comme un fait donné du dehors à une autre personne que celui qui le vit, à une troisième personne qui l’enregistre, qui l’étudie et le classe en quelque sorte dans un système (même si ce n’est pas ce que fait Bergson à proprement parler), mais l’expérience mystique au contraire comme expérience vécue à la première personne et qui se donne à la première personne comme un témoignage d’un certain genre d’expérience. [§ 8]
L’expérience mystique est envisagée par Bergson [...] comme apportant non seulement des faits, mais des critères – des critères permettant de discerner la véritable expérience mystique de la fausse expérience mystique, mais aussi d’introduire une différence absolue dans notre expérience même. (J’évoquerai tout à l’heure la manière dont Nabert, dans Le désir de Dieu (1966), parle de « critériologie du divin »). Une double critériologie, donc, qui permet de distinguer le « vrai » et le « faux » mystique – en réalité : la vraie mystique et la fausse mythologie – mais aussi de définir l’expérience mystique elle-même comme rupture entre deux sortes d’expériences humaines, entre la souffrance et la joie, entre la clôture et l’ouverture, entre la servitude et la délivrance [§ 10]
Camus / Bergson, un rendez-vous manqué ?
Pour Frédéric Worms, deux authentiques disciples de Bergson vont se ressaisir de cette recherche, y étant fidèles au prix d'un renversement, Vladimir Jankelevitch et Jean Wahl.
Frédéric Worms souligne la façon dont Albert Camus, au contraire, se tient à l'écart de la problématique initiée par James et Bergson. Camus voit le gouffre, mais il le franchit sans l'intégrer à son analyse - comme Gabriel Marcel d'une autre façon. Pour Camus la question du fondement de l'expérience quotidienne ne peut être pensée comme mystère, et à plus forte raison la question du fondement de l'expérience ne se pose pas : la dimension spirituelle se réalise dans la jouissance du sensible.C’est dans cette proximité la plus grande avec Bergson que se révèle aussi la plus grande différence. Pour Jankelevitch et pour Wahl, en effet, le problème mystique se déplace d’une manière fondamentale : il passe du problème de l’accès au fondement de l’expérience, à un principe absolu, d’une dimension métaphysique de notre expérience, à l’accès, au contraire, à notre expérience la plus quotidienne et la plus immédiate elle-même comme mystère.[§ 26]
Camus n’est pas un philosophe du mystère. En un certain sens, il n’est pas mystique au sens de Jean Wahl et Jankelevitch. Camus, délibérément, s’en tient à l’affirmation de l’absurde et se retient de voir dans cette absence de sens l’affirmation d’une réalité ultime. Il résiste en permanence à la tentation de faire de l’absurde un mystère, le mystère d’une réalité. L’attitude éthique de Camus consiste à maintenir l’absurde sans aller jusqu’à l’extase du mystère. C’est plutôt l’affirmation du sensible et des qualités sensibles de l’existence qui vont remplacer et accompagner aussi le mysticisme de Camus. Il y a donc chez lui un refus explicite d’aller au-delà de l’absurde jusqu’au mystère. [§ 31]
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Examen
Il faut lire cet article particulièrement éclairant de Frédéric Worms (lien ci-dessous) : pour lui la question ouverte par James et Bergson traverse le XXe siècle, Mystique ET philosophie, trop souvent travesti et éliminé sous la forme mystique OU philosophie. Sans cette problématique, l’œuvre de Simone Weil par exemple ne peut apparaître dans sa cohérence profonde. Or c'est bien Camus qui édite L'Enracinement au sortir de la guerre !Concernant Albert Camus précisément, on peut faire remarquer néanmoins que même dans cet article sommaire de 1932 apparaissent quelques repères importants :une mise en abîme de la raison, la nécessité d'une méthode, on l'a dit, et enfin la requête étrangère pour l'essentiel à Bergson d'une pratique pour "ce siècle en mal d'action".
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(*) Œuvres complètes, Pléiade, volume I page 543.
(**) Frédéric Worms, "La conversion de l'expérience", revue ThéoRèmes [En ligne], mis en ligne le 12 juillet 2010, consulté le 13 novembre 2015 : Lien
- Lire aussi "La mystique a-t-elle une valeur philosophique - James, Russel", de Frédéric Nef : Lien
- Lire Les deux sources de la morale et de la religion sur le site de l'Université de Chicoutimi : Lien
- Les Deux sources de la morale et de la religion, art. de Wikipédia : Lien
- Lire William James Les variétés de l'expérience religieuse (1902) sur Gallica avec la préface d'E.Boutroux (1905) : Lien
- Sur William James, Les variétés de l'expérience religieuse, le compte-rendu (1905) de H.Leuba : Lien
- Sur B.Russel, Science et religion, un article de Wikipédia : Lien