jeudi 24 mars 2016

"Souviens toi d'oublier' : d'un paradoxal devoir de mémoire

Souviens-toi d'oublier... l'impossibilité d'oublier une violence subie, un outrage, une humiliation. Cette impossibilité est la face cachée de la nécessité d'oublier. Et ne pas oublier, c'est en rester à l'instant du traumatisme, en rester au subi. C'est refuser le cours du temps, mourir à tout autre moment.

Pour vivre, il convient donc de savoir oublier. Mais de quel oubli ? L'effacement du souvenir ? Certes non ! Le pardon ? Mais le pardon, s'il y a lieu de pardonner (ce qui suppose un face-à-face, et une demande, de quelque façon), est l'instauration ou la restauration d'une relation. Si donc il n'y a pas lieu de pardonner, il y a toujours lieu d'oublier. Mais de quel oubli, encore une fois ?

D'abord, je ne peux oublier pour les autres, je ne le peux que pour moi. Puis la violence a eu lieu, elle me vise et m'atteint encore, rien ne peut faire qu'elle n'ait pas eu lien et qu'elle sorte de ma mémoire. Je ne l'évacue pas, par conséquent, elle est dans ma mémoire, mais je n'en fais pas mémoire. Je la tiens à distance, je la concède à quelque canton de ma mémoire, considérant que ma mémoire est plus grande, plus vaste que ma douleur, toute ineffaçable qu'elle soit. Ou bien encore j'en fais  mémoire à point nommé, rituellement, afin d'en alléger ma mémoire. La présence qu'elle garde ainsi est suffisante pour me modifier - donner moins forte prise, à l'avenir, à une telle violence - pour m'en protéger, donc, voire pour en protéger autrui.

Chema Israël... ne serait-ce pas là une image grandiose de cet oubli la mémoire juste que nous cherchons à cerner ? Souviens toi d'un seul Maître, le Nom. Souviens-toi d'oublier les nourritures réconfortantes de la captivité, les images rassurantes des dieux de Canaan, et de mettre douleur et chagrin à leur juste place. Souviens-toi de ta sortie de l'esclavage et de ta grande liberté, et fais-en mémoire à tes fils et aux fils de tes fils. Le devoir de mémoire, ce serait donc essentiellement la nécessité du témoignage - témoignage de la nécessité - le Maître n'est pas moi : souviens-toi de garder ta mémoire sans l'amoindrir, sans l'effacer, mais en l'assignant à sa juste place. Souviens-toi de vivre plus d'un instant, et souviens-toi - en ce sens - d'oublier, car tu as une histoire à vivre. 
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  • "Le devoir de mémoire, histoire d'une formule", S. Ledoux sur France Inter, 01/2016 (audio 29 min) : Lien
  • Lire "Devoir de mémoire et devoir d'histoire", de J.-P. Rioux, Revue XXe siècle 2002/1 : Lien

mercredi 23 mars 2016

Jean-Luc Marion : impossibilité et nécessité de la promesse

Le paradoxe ? Si Jean-Luc Marion ne le craint pas, c'est simplement qu'il entend s'attacher aux situations paradoxales de l'existence. L'aporie en effet, le Socrate de Platon le  montre déjà,  dégage l'énergie nécessaire à l'exercice de la pensée. De sorte que l'impossible devient de quelque façon ce qui nous rend libres de penser le possible et le nécessaire, autrement dit l'existant.

Ainsi en est-il dans le bref article que Jean-Luc Marion consacre à la promesse sous le titre "Brèves notes sur l'impossible et l'indispensable", dans le volume consacré au Forum Philo Le Monde/ Le Mans 2014 (*)

Impossibilité de la promesse


Paradoxal, le point de départ de cet article l'est en effet : les seules promesses que nous connaissons, pose Jean-Luc Marion, sont celles qui ne sont pas tenues. En bon phénoménologue, il repère trois "figures" du "discrédit de la promesse" :
Nous ne tenons pas nos promesses d'abord parce que nous ne le pouvons pas, ensuite parce que nous ne le voulons pas, enfin parce que nous ne le devons pas.[75]
La promesse ne peut être tenue, pour cette raison que le futur n'est en rien en notre pouvoir. En bonne logique le présent, qui fournit quelque assurance, ne dure qu'un instant : si bien qu'il faudrait se refuser à promettre.

Nous ne voulons pas non plus tenir nos promesses, ce qui constituerait un mensonge, car une promesse faussement ou imparfaitement tenue ne l'est pas vraiment. A tel point que "je n'éprouve ma conscience morale que sous l'aspect de la mauvaise conscience; j'ai conscience en tant que j'ai mauvaise conscience." D'où humiliation, d'où "sentiment de ne pas être ce que je devrais être, de n'être pas moi-même."
Prisonnier de mes promesses, parce que je m'en tiens à ne pas les tenir, je deviens étranger à moi-même, et à défaut que le public ne me condamne de fait, je me condamne moi-même de droit. [77]
Enfin, parce qu' "une promesse promet toujours un mensonge final", nous ne devons pas pas tenir nos promesses, sources d'immoralité et de ressentiment.
La promesse se résume en l'accusation du présent par le non-présent, de ce qui est par ce qui n'est pas, de la sincérité du moi par l'insincérité nécessaire de ce que je deviendrai sans l'avoir voulu [...] Seul celui que ne promet rien maintenant mérite la confiance - mais dans l'instant seulement. [77]

Nécessité et portée de la promesse


Il faut promettre ! La promesse est inévitable, précisément du fait de son impossibilité, qu'il s'agit justement de surmonter.
Aucune relation entre les hommes ne devient possible ni pensable sans que le mensonge ne soit d'une manière ou d'une autre suspendu. Ce qui ne se peut que par la promesse aussi longtemps qu'on la tient, quelque impossible qu'elle paraisse. La promesse impossible devient pourtant nécessaire pour que les hommes deviennent non seulement des animaux éthiques, mais des animaux politiques.[79]

La promesse est donc "la possibilité d'un avenir". Mieux, elle donne au temps humain d'advenir.
De ce fait, que vaut une promesse que je me fais à moi-même ? Elle ne vaut que mon engagement à la tenir. Mais en toute rigueur, je ne puis m'adonner à ma promesse que si une contre-promesse, celle d'un autrui, vient l'authentifier et la consolider. Un autrui capable de s'adonner avec moi à la tenue de cette promesse, dans la réciprocité de la donation - ce dont l'image se manifeste à l'état pur que dans le moment érotique, qui se caractérise par l'engagement réciproque à rendre son partenaire capable de désir. Par quoi il apparaît que considérer l'impossibilité de la promesse sans son contraire, la nécessité de promettre, na pas de sens.

Remarques


On ne peut attendre du texte de Jean-Luc Marion une cohérence et un achèvement qu'il n'a pas promis. Le titre "Brèves notes..." nous en avertit assez, et il nous appartient en bonne logique de poursuivre la réflexion ainsi amorcée, comme on s'y essaie ci-dessous.. L'intérêt de ces "Brèves notes", d'un autre côté, est de nous introduire dans l'atelier-même du philosophe, que l'articulation de l'impossible et du nécessaire préoccupe depuis longtemps..On y reconnaît en passant la forge d'Augustin, que la conscience faillible attise. On y entend aussi le souffle et le rythme de Gabriel Marcel dans son Journal métaphysique, ainsi que la leçon suivie de Jacques Derrida sur l'impossible. Et ces quelques hommages, dissimulés dans l'esquisse que nous lisons, ne son pas pour rien dans l'agrément de lecture que nous en avons. La mauvaise conscience sartrienne est également revisitée. Tout cela est trop bref et allusif pour faire date dans l'histoire de la pensée. Mais concernant la question de la promesse, qui nous occupe, il se pourrait que cette esquisse, toute limitée qu'elle soit par sa brièveté et son inachèvement, nous fasse franchir une étape décisive, après un Gabriel Marcel, un Paul Ricœur et autres Derrida, grâce àr son retour à l'austère phénoménologie.

Après lecture de Jean-Luc Marion, donc, je prendrais pour ma part un autre biais. Je dirais que l'impossibilité de promettre sans naïveté ni duplicité nous délivre de l'angoisse de la promesse. Soit qu'elle nous ouvre, cette impossibilité, à une essentielle naïveté, sans laquelle les rapports entre les humains seraient voués à l'absurdité et à la violence ; soit qu'elle désigne la duplicité comme marque de notre condition temporelle, leçon qui nous permet précisément de surmonter peu ou prou  cette servitude.

Je dirais aussi que s'il ne faut pas tenir une promesse, c'est bien souvent que les conditions de son exécution se sont modifiées tellement, que son exécution nuirait de quelque façon aux destinataires de la promesse comme à celui qui promet.

Mais, ainsi que le souligne Jean-Luc Marion, il faut promettre, parce que la promesse est seule capable d'ouvrir un avenir commun dans le langage, Dans le champ de l'amitié, dans celui de l'amour, mais aussi dans le champ de la politique, car aucune politique ne peut dispenser d'engager l'avenir. Après cela, qu'en ce domaine on use trop légèrement de promesses qui n'engagent, comme on dit, que ceux qui les croient, ne regarde qu'un abus dont l'époque semblerait, hélas, se faire coutumière.
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  • (*) Qui tient promesse ?, sous la direction de Jean Birnbaum, Folio Essais, 2015.
  • Collectif, Qui tient promesse ? Présentation et table : Lien
  • JL Marion, "Brèves notes sur l'impossible"..., extraits : Lien
  • Un entretien de J.-L. Marion avec V. Citot dans Le Philosophoire (2000/1) : Lien
  • Sommaire d'un numéro de Philosophie consacré à Jean-Luc Marion : Lien
  • Article de Wikipédio sur Jean-Luc Marion : Lien