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dimanche 4 janvier 2015

Miguel de Unamuno : 'Paix dans la guerre'

L’œuvre de Miguel de Unamuno revêt une importance certaine, et ce pour deux raisons principales : elle introduit à la philosophie de langue espagnole en Espagne au XXe siècle, et particulièrement à celle de Maria Zambrano, qui brille aujourd'hui d'une nouvelle nécessité, - mais pas seulement. L'un au moins des essais de Unamuno a été beaucoup lu ailleurs, notamment en France : et nous aurons à nous demander ultérieurement comment Le Sentiment tragique de la vie (1913), puisqu'il s'agit de ce livre, a pu être lu par un Jean Grenier, un Albert Camus, un Alain, une Simone Weil... En outre parce qu'en ce qui concerne la métaphysique à l'épreuve de la violence, l'expérience et l’œuvre d'Unamuno rayonnent d'une lumière singulière.

Paz en la guerra


Sans doute  aurait-on autant de questions à poser à Unamuno que de thèses à soutenir à propos de son roman Paz en la guerra (1897). Mais ce livre (sauf erreur jamais traduit en français) semble incontournable.

D'abord parce que sur le mode romanesque, il livre un point de vue personnel et documenté sur la dernière des guerres carlistes qui ont déchiré l'Espagne au XIXe siècle, légitimistes ruraux contre "libéraux" citadins, grossièrement parlant, avec notamment le second siège de Bilbao (1874), ville natale de l'écrivain. Les guerres civiles ont donc dans la péninsule éprouvé chaque génération, jusqu'à la dictature de Primo de Rivera (1923-1930), jusqu'à l'écrasement de la république par Francisco Franco (1936-1939).

Ce siège de Bilbao a été directement vécu par l'enfant, âgé alors de 10 ans. De ce fait cette traversée de la guerre dans la ville assiégée est en même temps pour Unamuno une traversée de l'enfance et une traversée de la violence. Ce thème énigmatique de paix dans la guerre, enfin, hante l’œuvre unamunienne au point de ressurgir intact, et non seulement intact mais magnifié, 23 ans plus tard, dans l'une des pièces majeures du Christ de Velázquez (1920), chef d’œuvre poétique de l'auteur.

Est-ce une mort ? est-ce une enfance ?


Pour en revenir au roman de 1897, les dernières lignes en sont étranges, fascinantes. Comment éviter de les citer ? Le héros vieillissant, qui a perdu un fils dans les engagements militaires et dont l'épouse vient de mourir, contemple longuement le paysage qui entoure sa ville aimée, dont chaque point parle pour lui de vie ou de mort, de joie ou de tristesse, et s'élève à une formidable méditation :
C'est au cœur de la paix véritable et profonde, c'est là seulement que la guerre se comprend et se justifie ; là se font les serments sacrés de combattre pour la vérité, unique consolation éternelle ; là se forme le projet de changer la guerre en un travail sacré. Et c'est en celle-ci, et non pas en dehors, c'est en son cœur même qu'il faut chercher la paix, paix dans la guerre même.
Est-ce une mort qu'il aperçoit ? est-ce une enfance ? Unamuno nous entraîne-t-il par le truchement de ce vieux sympathisant carliste vers une vision héraclitéenne du monde, mettant en avant le rôle décisif de Polemos (la guerre, le combat, la joute) ? Une généralisation sceptique qui ferait que tout s'égale et s'équilibre dans une vaste indifférence ? S'agit-il d'une contemplation de la nécessité universelle (anankè) dans le style stoïcien ? Une nécessité qui laisserait place à l'ardent combat de l'esprit... Quelques lignes plus haut, en effet, la méditation parcourt "l'interminable lutte contre l'inextinguible ignorance humaine, mère de la guerre". La "brume de la brutalité et de l'égoïsme" dissimule pourtant une "foi pour guerroyer en paix, pour combattre les combats du monde reposé, entre temps, dans la paix de soi-même. Guerre à la guerre ! mais guerre toujours !"

D'une approximation à une autre, il est évident que l'auteur chercher à clarifier un fragile équilibre où se comprendraient enfin les tragiques tensions qui déchirent les hommes entre la guerre et la paix, l'amour et la violence, la fureur et la raison.

Le Christ de Velázquez


A cette méditation très grecque enfin du roman s'ajuste ou se superpose une autre, résolument christique, qui sous le même titre de Paz en la guerra constitue la pièce onzième du grand poème Le Christ de Velázquez (*). Christique, indubitablement, comme tout le recueil, mais quelle est la nature de cette référence christique ?
Te voici en paix, celle de la mort, ami !
Toi qui descendis à notre monde pour porter
la guerre, une guerre créatrice,
source de désirs démesurés,
ouragan des âmes qui lèvent
comme des vagues leur véhémence avec le propos
de noyer les étoiles en leur sein ;
une guerre avec Dieu, comme Jacob lorsqu'il allait
en quête de son frère, car la gloire
souffre violence ; une guerre qui est le départ
de celui qui aspire à la paix [...] (trad. J. Munier)
D'une part, Unamuno avertit dans une de ses lettres (*)  qu'il entend traduire par le poème "la foi de [son] peuple, sa christologie réaliste". Il s'agit donc moins d'une effusion religieuse personnelle pétrie de sentiments intimes - Unamuno n'est pas Claudel - que d'une construction esthétique, d'une approche culturelle, et d'allure dévotionnelle seulement, du cœur du catholicisme espagnol.

D'autre part, il est dit que la méditation de Unamuno devant l'image du christ crucifié peinte par Velázquez doit beaucoup à De los Nombres de Cristo, 'Les Noms du Christ', ouvrage du poète et humaniste salamantin du Siècle d'or Luis de León. (**) On s'en convaincra en effet en ouvrant le second volume du traité au dialogue intitulé "Prince de la paix", vaste méditation de teinte néoplatonicienne sur ce qu'est la paix dans l'univers, dans les choses et dans les gens. Le Christ apparaît alors comme l'achèvement, le sceau de cette aspiration universelle.

Ce point éclaire la démarche de Miguel de Unamuno, non seulement dans le poème de 1920, mais sans doute aussi dès le roman de 1897 : dans une ambiance très augustinienne, il s'efforce de nouer tous les fils de l'existence, sans en excepter aucun dans aucune dimension. Niebla, certes, brume (selon le titre du grand roman moderne de Unamuno publié en 1914), mais brume où il s'agit de s'engager avec toutes les puissances de l'homme en matière de sensibilité, d'espérance, de raison.
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(*) Le Christ de Velázquez : traduit une première fois en français par Mathilde Pomès dès 1920,  le grand poème de Unamuno nous est aujourd'hui accessible en présentation bilingue dans la traduction de Jacques Munier, assortie d'une analyse remarquable de Roger Munier, dans la collection Orphée - La Différence, 1990. Le poème "Paz en la guerra" se trouve aux pages 44-45, et la mention de la lettre page 7. -- (**) Voir Wilipedia, "El Christo de Velázquez"
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  • Miguel de Unamuno, un article de Wikipedia : Lien
  • Ouvrir en ligne Paz en la guerra (esp), notamment pp.348-349  : Lien
  • Une lecture récente de Paz en la guerra (esp) : Lien
  • Les guerres carlistes sur Wikipedia : Lien
  • La guerre dans la pensée d'Héraclite d'Ephèse, par S.Manon : Lien
  • Iconographie : le Christ crucifié de Velázquez : Lien
  • Ouvrir Luis de León, Les Noms du Christ (esp) : Lien

mardi 3 juin 2014

Gilles Deleuze et la répétition, de Freud à Héraclite, en passant par Nietzsche et Kierkegaard


La question de la répétition chez Gilles Deleuze m'intrigue passablement.
  • Il me semble que Freud d'une part, comme dit Chantal, s'intéresse fortement à la répétition comme symptôme névrotique, mais d'autre part la reconnaît aussi dans des processus de jouissance, principalement chez l'enfant (Au-delà du principe de plaisir). Irait-il jusqu'à parler d'ambivalence à son propos ? Mais je n'ai pas lu ce livre de Freud de 1914 qu'on me signale, Remémoration, répétition et perlaboration ...
  • Søren Kierkegaard consacre un livre à La Répétition (Gjentagelsen), plutôt que la Reprise (Inddrivelse), sous-titré Un essai de psychologie expérimentale. La répétition est la vie-même : "La répétition est une épouse aimée dont on ne se lasse jamais" ; "Qui veut la répétition est un homme." "Si l'on a choisi la répétition, alors on vit." Et plus proche sans doute des préoccupations de Deleuze : "Le monde est une réalité qui subsiste et dure du fait qu'il est une répétition. La répétition : voilà la réalité et le sérieux de la vie. Celui qui veut la répétition a mûri dans le sérieux." (p.17)
  • Nietzsche : "L'éternel sablier de l'existence sera retourné toujours à nouveau".. Il y a fort à parier que Deleuze a Nietzsche à l'esprit, autant dans son anti-humanisme vigoureux ("Lhomme est quelque chose qui doit être surmonté") que dans cette appréhension du retour comme définissant et structurant le temps. On est alors dans une compréhension hindouiste du temps, devenu simplement l'équivalent d'un présent, d'un lieu, le lieu de la manifestation.
  •  Et puis Héraclite, me souffle-t-on : bien sûr !
    - L' Héraclite de Nietzsche :"Je mets à part, avec un grand respect, le nom d'Héraclite."
    - L'Héraclite de Heidegger et de Fink, qui vient conférer un nouvel éclat à la phénoménologie.
    - L'Héraclite de René Char : ""Héraclite est, de tous, celui qui, se refusant à morceler la prodigieuse question, l'a conduite aux gestes, à l'intelligence et aux habitudes de l'homme sans en atténuer le feu"...
Deleuze, prodigieux lecteur ! Et pourtant, n'est-ce pas Hegel qui occuperait toutes les pensées ? Hegel, pour qui toute négation est puissance de recouvrement du même, sublimé. Deleuze tendant à montrer que ce n'est pas le même qui se répète, c'est la différence ?