jeudi 19 février 2015

Peter Sloterdijk et le refus de l'emphase

Une lecture superficielle de Peter Sloterdijk peut révéler un goût raffiné de la provocation, ce qui est peu contestable. Mais qu'on n'aille pas taxer l'auteur de cynique : il est soucieux au contraire d'une déconstruction persévérante du cynisme vulgaire, pour tenter de remettre sur ses pieds un cynisme authentique - sorte de socratisme en action.

Or parmi les commentaires suscités par les violences récentes perpétrées à Paris, sans doute faut-il retenir parmi les plus riches en enseignements et en questionnements l'entretien incisif accordé par le philosophe de Karlsruhe  à Nicolas Truong et paru dans Le Monde en page "Débats" à la date du 12 février 2015, sous le titre "La réponse des Français à ce crime est une prouesse"....

De quel "crime" s'agit-il ?


Il est dommage que que l'entretien porte uniquement sur l'assassinat du comité de rédaction de Charlie Hebdo, car les faits qu'on sait aujourd'hui inter-corrélés auraient sans nul doute besoin d'une investigation aussi perspicace. Mais dans ce cadre restreint, on remarque en premier lieu que Peter Sloterdijk s'attache à ne pas hausser le ton, contrairement à la tendance courante d'emphatiser les faits afin de mieux les dénoncer avec panache. Donc, "crime" il y aura, et cela suffit au philosophe pour pour en faire une analyse symptomatique :

Le refus de la caricature offensive est un prétexte. A mon avis, ce crime était surtout la preuve du fait que le star-system peut se déplacer vers la criminalité pseudo-politique. Les auteurs du massacre réclamaient d'abord cette partie de l'attention publique que seul un acte très médiatisé peut offrir [...]. Les meurtriers ne sont pas du tout les messagers dune guerre de civilisation ni d'une quatrième guerre mondiale. Il s'agissait de simples criminels à la recherche de la gloire. Ils étaient des tueurs de la société du spectacle [...]

Charlie Hebdo, actualité et inactualité d'une entreprise satirique


Peter Sloterdijk manie donc avec virtuosité, on le voit,  l'art d'indiquer à l'inconnu le chemin du connu, qu'on vérifie encore dans l'analyse qu'il fait de Charlie Hebdo, vu moins comme un témoin de la liberté d'expression à l'état pur que comme celui d'un certain état, daté, de la société française :
Charlie Hebdo incarne la tradition satirique française : il pratiquait un anticléricalisme qui n'était pas vraiment dans l'air du temps, et une sous-culture voltairienne soixante-huitarde qui se trouve en décalage avec le nouvel intérêt pour le fait religieux auquel nous assistons aujourd'hui un peu partout. La satire dans le style Charlie Hebdo, c'est en même temps l'esprit corrosif et libertaire de Mai 68 mêlé à l'agressivité du laïcisme du début du XXe siècle. Cette culture est sans aucun doute déclinante. Tout cela ne méritait pas une balle; On ne tire pas sur les gardiens d'un musée. C'est ce que les meurtriers étaient incapables de comprendre.   

Vers "une forme de vie un peu moins paresseuse" ...


Nos sociétés modernes sont des "ensembles tièdes", dont le sentiment d'appartenance s'accommode ordinairement de convictions molles et d'une activité minimale. "Or il noius est arrivé quelque chose", continue Peter Sloterdijk."La solidarisation de l'Europe entière avec la France après les attentats restera un geste inoubliable."
Cela veut dire qu'il suffit d'élever la température de nos convictions. Il faut donc voter pour une forme de vie un peu moins paresseuse.
* * *
Voire... D'accord ou non, ce "il suffit" aurait au moins le mérite de souligner que les ressources d'une vie en commun vivable n'ont pas besoin d'être sans cesse réinventées ?

Quoi qu'il en soit, cette réflexion prise dans son ensemble a un grand mérite : devant l'événement, ne se pourrait-il pas que la philosophie ait tout à gagner à ne pas céder aux registres de la sidération, de l'urgence et de la peur, ni à la tentation de fourbir quelque slogan censément mobilisateur ? Peter Sloterdijk nous en convaincrait.
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