mardi 29 septembre 2015

Egalités et solidarités : 'Voulons-nous vraiment l'égalité ?'

Intéressante cette émission d'Adèle Van Reth recevant Patrick Savidan ce lundi 28 septembre 2015. Intéressante d'un point de vue philosophique, puisque Patrick Savidan parvient à mettre deux notions réelles en articulation d'une manière tout-à-fait convaincante : le désir d'égalité, d'une part, et le choix de solidarités d'autre part.

Le désir d'égalité, constate-t-il, , est largement répandu. Il est même dans nos pays majoritaire, affirme ce président de l'Observatoire des inégalités, si l'on se fie non seulement aux sondages effectués depuis une dizaine d'années, mais aussi aux études sociologiques de motivations qui sont régulièrement menées. La conscience d'inégalités croissantes et de la nécessité de les réduire habite quelque deux tiers de la population.

Dès lors, la question est : pourquoi ce désir d'égalité, largement partagé au point d'être majoritaire dans l'opinion, n'infléchit-elle pas l'action politique ? On peut invoquer ici, bien sûr, le maque de poids des partis et du personnel politiques, la faible audience des syndicats ou la pesanteur des structures économiques et financières. Mais enfin si la volonté d'égalité voulait s'armer de résolutions pratiques, le politique s'en trouverait réellement interrogé, sollicité et tant soit peu modifié.

 Faiblesse de la volonté ?


Une première hypothèse vient naturellement à l'esprit : la volonté serait en marquée par la "faiblesse de la volonté", cette akrasia bien décrite en philosophie, depuis Aristote, Paul de Tarse et Augustin. Je fais ce que je ne veux pas, et ce que je veux, je ne le fais pas : telle est la formule canonique de la faiblesse de la volonté. D'où le titre du livre de Patrick Savidan paru en septembre 2015, en toile de fond de cette émission des Nouveaux chemins de la connaissance, sur France Culture : Voulons-nous vraiment l'égalité ?

Mais l'auteur démontre que cette question doit être dépassée. Il ne s'agit pas en effet, en dernier ressort, d'une volonté vraie ou fausse, plénière ou infirme, et en définitive la faiblesse de la volonté n'explique rien : car c'est elle qui, à son tour, aurait besoin d'être expliquée.

Solidarités et société


Patrick Savidan propose par conséquent d'ouvrir la perspective jusqu'aux nécessaires solidarités mises en jeu par chacun. La volonté d'égalité serait bornée moins par sa propre faiblesse, réelle ou supposée, que par les solidarités mises en jeu par l'individu, et dans lesquelles s'insère l'exercice de la volonté. Ce qui jette les gens les uns contre les autres, ce sont moins des égoïsmes proprement dits que des conflits de solidarités. Ni moraux ni immoraux, les individus sont tenus de choisir le type de solidarité qu'ils vont privilégier. Les "solidarités électives" qui vont résulter de ses choix.

La question politique apparaît donc dans une grande clarté : il s'agit d'examiner les conditions de passage d'une "solidarité de dissociation" à une "solidarité d'association".  Permettre à chaque citoyen de passer de 'faire société' à 'édifier la société'.
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  • Les Nouveaux chemins de la connaissance, émission du 28 septembre 2015, 50 min., écouter : Lien
  • Voir P. Savidan présenter son livre (partiel), site de l'éditeur, vidéo 9 min. Lien
  • Lire l'article Acrasie (akrasia) dans Wikipédia : Lien
  • Lire l'article AKRASIA PRATIQUE ET AKRASIA EPISTEMIQUE, de Pascal Engel, Université de Genève, 13 p. : Lien
  • Patrick Savidan dans Wikipédia : Lien
  • Site de l'Observatoire des inégalités : Lien

jeudi 24 septembre 2015

Albert Camus, révolte et révolution

Les perplexités qui peuvent affecter le lecteur de L'Homme révolté, paru en 1951, l'incitent à chercher ailleurs, dans l’œuvre d'Albert Camus, quelques repères et jalons.

Précisément, l'éditorial qu'Albert Camus fait paraître dans Combat le 19 septembre 1944, entre Le Mythe de Sisyphe (1942)  et 1951 par conséquent, apporte quelques précisions passionnantes,   C'est un éditorial à chaud : la libération du territoire français n'est pas achevée, et la reddition de l'armée hitlérienne n'interviendra qu'en mai 1945.

Camus y note que le Mouvement de Libération nationale, qui succède depuis janvier 1944 aux Mouvements unis de la Résistance, a parlé de révolution lors de son important meeting du 17 septembre à la salle Pleyel. "Essayons de comprendre, enchaîne Camus. De quelle révolution s'agit-il ?" A l'évidence, ni celle de 1789, ni celle de 1917. Ce serait une révolution d'un type nouveau.
Les mouvements rassemblés à Pleyel n'ont même pas forcément une idée claire de cette révolution dont ils parlent. Mais ils parlent "au nom d'une force intérieure qui les dépasse, qui les a portés pendant quatre ans et qui, dans certaines conditions, pourrait prendre demain sa vraie forme". [(*) p.208]
La révolution n'est pas la révolte. Ce qui a porté la Résistance pendant quatre ans, c'est la révolte.. C'est-à-dire le refus entier, obstiné, presque aveugle au début, d'un ordre qui voulait mettre les hommes à genoux. La révolte, c'est d'abord le cœur.. Mais il vient un temps où elle passe dans l'esprit, où le sentiment devient une idée, où l'élan spontané se termine en action concertée. C'est le moment de la révolution. [p.209]
Albert Camus dans son éditorial invite à faire confiance à cette volonté affirmée. Il faut en effet croire aux "révolutions relatives", qui peuvent faire avancer l'homme, si peu que ce soit, "vers sa propre vérité."

Cette analyse répond d'une part à la ligne du journal Combat, dont la devise est "De la Résistance à la Révolution". Elle annonce d'autre part les réflexions sur la révolte et la révolution qui seront au cœur de L'Homme révolté, dont la compréhension nécessite décidément un retour en arrière vers cette époque de déchirements et de luttes où a mûri la pensée de Camus.

Ce rapprochement explique également le style journalistique, volontiers simplificateur et généralisateur, qu'affecte l'essai de 1951. Aucun hasard en la matière : c'est de l'intense travail d'Albert Camus au service de Combat que procèdent la problématique et la matière même de L'Homme révolté.
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(*) Camus à Combat, Folio Gallimard 2013, Lien éditeur
  • L'Homme révolté,lire dans Société des études camusiennes l'article de G.Basset : Lien
  • Ecouter E.Lalou présentant L'Homme révolté, audio 16 min, déc.1951 : Lien
  • Lire dans Rue 89, (2011), "L'Homme révolté de Camus éclaire les révolutions arabes", par R.Zaretsky : Lien
  • Camus et l'histoire de Combat, E.Jardin dans l'Obs du 04/01/2010. : Lien

lundi 14 septembre 2015

L'exil, Edward Said - Simone Weil

Par PERMI 4

Dans un article intitulé "Réflexions sur l’exil"; publié initialement en 1984 et que l’on retrouve in extenso dans le volume au même intitulé (Actes Sud 2008 p. 241 sq), Edward W. Said développe une réflexion sur la situation de l’exilé, tant sur le plan psychologique que sociologique, sans manquer de référencer son propos par des reports à la poésie, à la littérature ou à la philosophie (dont la philosophe Simone Weil, laquelle justifie ici pour partie ce commentaire).

L’intérêt de cet article est multiple. Il éclaire cette situation de l’exil. Il dit l’exil comme « la fissure à jamais creusée entre l’être humain et sa terre natale, entre l’individu et son vrai foyer » pour conclure : « la tristesse qu’il implique n’est pas surmontable. » Said met en garde son lecteur contre le point de vue qui consiste à mettre au compte de l’exil un enrichissement culturel qui porterait à une considération notoirement esthétisante; et qui « éclipse [rait) l’horreur … de ce phénomène insupportable … [qui] a arraché des millions de gens à la richesse de leurs traditions, de leurs familles, de leurs origines».

Il ajoute, mentionnant à l’appui deux poètes, l’un ourdou, l’autre palestinien, que « rencontrer un poète en exil, à la différence de lire la poésie d’un exilé, c’est découvrir les antinomies de l’exil incarnées et endurées avec une intensité unique», précisant ensuite que « ces poètes, et beaucoup d’autres, ont conféré une certaine dignité à une situation prévue légalement pour nier la dignité, pour priver les individus de leur identité. »

Edward Said en vient à mentionner, en apport à son propos, Simone Weil qui, dit-il « a exprimé le dilemme de l’exil de la façon la plus concise qui soit » et il la cite : « Avoir des racines, dit-elle, est peut-être le besoin le plus important, et le moins reconnu, de l’être humain » (p.253). L’Enracinement, titre de l’ouvrage de Simone Weil, n’est pas précisé explicitement, mais il va sans dire. Sous la plume de l’auteur de cet article, l’interprétation de la citation de la philosophe française ne souffre d’aucune ambiguïté.

En conclusion à cette courte mention, cet article porte plus, à notre point de vue, sur l’exilé déjà établi dans un pays tiers, les différents cas de figure que présente son vécu (quasiment sur la fin comme un vade-mecum lui semble adressé), la vision que peut en avoir ou en refléter les poètes, les romanciers ou les intellectuels et, in fine, ce qui sous-tend le tout, la vision humaniste de l’individu exilé.

Ainsi Edward Said rejoint sur plusieurs points l’actualité des migrations auxquelles l’Europe doit faire face et l’urgence des réponses à leur donner ; en tout état de cause il nous instruit sur ce qu’il en est pour les déplacés que nous croisons dans nos vies respectives ainsi que sur l’avenir des migrants actuels et de leur descendance.

En cela, 31 ans après sa parution, cet article n’a pas perdu de son intérêt

PERMI 4 
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  • Réflexions sur l'exil, le livre présenté par son éditeur Acte Sud : Lien
  • Un article de Tsvetan Todorov sur Réflexions sur l'exil, Le Monde 2008 : Lien
  • Sur ce blog, se reporter au billet "Simone Weil, lire aujourd'hui L'Enracinement" : Lien