mercredi 10 août 2016

Pierre Bourdieu et le statut des étrangers


Quel statut pour les étrangers ? En 1995 déjà, Pierre Bourdieu estime que dans le discours des responsables et candidats politiques, le compte n'y est pas. Il apparaît que par trop de velléités et demi-promesses, on condamne sempiternellement des êtres humains au hors-droit, faute de courage politique. Or on prétend, sur la foi de sondages tout-à-fait discutables, qu'évoquer ce problème pousse une partie de l'électorat vers l'extrême droite. Et si c'était l'inverse, justement ? Si la frilosité devant l'affirmation d'un droit pour les hors-droit était à même d'affaiblir l'autorité de l’État, créateur de droits, et le crédit de la démocratie, protectrice des minorités ?

En outre, le langage employé à propos des "immigrés", remarque-t-il, est biaisé, voire mensonger. Comment peut-on parler d'immigrés de la seconde ou de la troisième génération, à propos de personnes nées sur le sol français et qui n'en ont jamais bougé ? Ou encore, pourquoi accoler à immigré l'adjectif "clandestin", sinon pour leur conférer une aura douteuse, voire sulfureuse, d'importateurs de denrées illicites et nuisant gravement à la santé ? 

Non sans humour, Pierre Bourdieu intitule son article - Libération, 3 mai 1995, agrégé en 1998 au recueil Contre-feux - "Le sort des étrangers comme schibboleth".  Schibboleth, le mot de passe qu'on oblige celui qui franchit une frontière à prononcer pour avoir la preuve de son appartenance. Ici, l'antique usage est retourné : aux hommes politiques de prouver par leur engagement qu'ils sont fondés à se présenter devant les citoyens et à prétendre à leurs suffrages.

Vingt ans après l'article de Pierre Bourdieu, avons-nous fait de notables progrès ?
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  • Lire "Le sort des étrangers comme schibboleth" sur Libération.fr : Lien
  • Quelques détails sur Contre-feux : Lien
  • Lexique bourdieusien : Lien

lundi 8 août 2016

Migrations, transgressions, mutations selon Paul B. Preciado


On peut lire les chroniques que Paul B. Preciado, philosophe et commissaire à la Dokumenta 14 de Kassel et Athènes, livre régulièrement à Libération, comme des billets d'humeur ou des notes de voyage... ce qu'elles sont. Mais ne sont-elles que cela ? Elles émanent d'un/e philosophe, et philosophe engagé/e dans une des migrations les plus radicales qu'il soit donné à un être humain de connaître, celle d'un sexe à l'autre, ou mieux d'un genre à l'autre. Et migration dont elle invente les mots pour en rendre compte.

C'est ainsi que dans le numéro du 27 juillet 2016, Paul B. Preciado exprime sa stupeur de retrouver, plus de 20 ans après sa première visite, les îles grecques de Lesbos et Mykonos. Dans les années 1980, explique-t-elle, Lesbos - l'île de la poétesse Sapho - était devenue la destination privilégiée des lesbiennes, et Mykonos celle des gays. Mais Lesbos a changé, étant devenue avec Leros et Chios "le premier lieu de destination des migrants en Grèce", témoin "de la criminalisation de l'immigration et de l'enfermement forcé des migrants dans des centres de rétention". Frontière militarisée, "vigilance d'Etat maximum précarité du corps du migrant maximum".

Or Paul B. Preciado se sent en forte résonance avec cette précarité frontalière. Naguère "construisant sa subjectivité en tant que lesbienne", et aujourd'hui "se fabriquant en tant que trans". "Ce sont des années de croisement. De la transition. De la frontière" L'île a changé.Paul B. PreciadoPaul B. Preciado a changé. Vertigineuse expérience du temps, mais pas seulement :
Alors que la plage d'Eressos était un lieu de prise de pouvoir et de re-signification du stigmate de lesbienne, le camp est désormais un espace d'altérisation, d'exclusion et de mort.
Il -y-a là un symptôme de ce que nous sommes, de ce que sont, aujourd'hui, nos frontières, c'est-à-dire nos sociétés. "Je ne sais pas comment témoigner, termine Paul B. Preciado; je ne sais pas comment alerter."

Le pire est en effet cette impression d'impasse et de non-retour où nous laisseraient aujourd'hui les constats les plus lucides. La notion de bio-politique, si incertaine soit-elle, que nous lègue Michel Foucaud, s'impose ici. Car qui a le pouvoir sur ces corps précarisés sinon les sociétés que nous formons, donc nous-mêmes de quelque façon ? De même qu'il n'était pas juste de maintenir un empire colonial au nom des valeurs que nous défendions, est-il juste aujourd'hui d'à ce point contraindre pour exiter ?

Ainsi les chroniques de Paul B. Preciado seraient-elles autant de jalons vers pensée, une politique mieux éclairées.
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  • Lire sur Libération.fr l'article "Voyage à Lesbos" : Lien
  • Les chroniques de Paul B. Preciado pour Libération : Lien
  • Paul B. Preciado dans Wikipédia : Lien

vendredi 5 août 2016

Albert Camus, "Métaphysique chrétienne et néo-platonisme"

Métaphysique chrétienne et néo-platonisme : ce texte de jeunesse permet d'appréhender très directement l'approche du christianisme que Camus définit pour lui-même au terme de ses années d'étude, position qui par la suite variera peu.

Pour l'auteur de ce mémoire de D.E.S. (Diplôme d’Études Supérieures), couronnant deux années de travail après la licence et mené à bien à Alger en 1936, il s'agit de comprendre comment la pensée chrétienne, en quête d'un système cohérent, "tente de se couler dans des formes de pensée grecques et de s'exprimer dans des formules métaphysiques qu'elle a trouvées toutes faites." |1224] (*) Cette problématique, remarquons-le, est celle qui règne à l'université à cette époque. Initiée par Ernest Renan (1823-1892), considérablement affinée par Alfred Loisy (1857-1940), on la trouve formulée plus récemment par Charles Guignebert (1867-1939), professeur en Sorbonne, auteur de  Jésus (1933), Le Monde juif vers le temps de Jésus (1935). La méthode est rigoureusement celle de l'histoire des idées, elle suppose de l'historien la mise entre parenthèses de tout point de vue personnel, favorable ou défavorable au christianisme, son sujet. Outre l'influence du professeur René Poirier, qui supervise son travail, on y devine aussi celle de Jean Grenier, son professeur de philosophie en "1e supérieure" (aujourd'hui terminale) [1220].

Dans cette perspective, le christianisme est vu comme un judaïsme hellénisé : au terme en effet d'une lecture platonicienne/plotinienne du corpus chrétien des origines à Augustin, (après qui le dogme chrétien est considéré par l'auteur comme fixé), la perspective s'impose à l'auteur..
Camus était un étudiant de valeur exceptionnelle, dira de lui le professeur Poirier, le plus remarquable de ceux que j'ai eus là-bas, et de très loin [...] Il était plus intime avec Jean Grenier, dont il avait été l'élève en première supérieure [...] Il n'était lié à aucune tradition religieuse, et avait mis pour toujours le problème de Dieu entre parenthèses. Par là, il était vraiment Algérien, l'Algérie étant alors, presque partout, déracinée spirituellement à tous les niveaux de la société. (**)

Un texte naturellement daté


Dissertation académique, certes, texte mineur bien évidemment -quoique d'excellente facture - dont il serait maladroit d'exagérer la portée. On n'en reprendra pas ici l'analyse, qu'on peut trouver ailleurs - voir le lien ci-dessous. On soulignera seulement que sa lecture ouvre à quelques remarques fort intéressantes.

D'abord, très au fait de la problématique qui lui est contemporaine, ce texte est par là-même daté Ainsi, on trouverait aujourd'hui que la place de Paul de Tarse est sous-estimée, et, en arrière-plan, l'importance au début de notre ère du judaïsme alexandrin  (avec Philon...), ainsi que l'enseignement hellénique de haut niveau prévalant à Tarse, où Paul trouve matière à des études rhétoriques poussées - n'allant faire auprès de Gamaliel, si le séjour à Jérusalem est avéré, qu'une sorte de "doctorat" en sciences judaïques. Nombre d'écrits chrétiens des premiers siècles sont alors inconnus, tels ceux qui seront révélés en 1945 par la bibliothèque copte de Nag Hammadi.

En outre, on trouverait que que la pensée d'Augustin, dont Camus signale l'importance, est abordée d'un point de vue psychologique qui ne suffit pas à appréhender l'ampleur d'une telle réflexion. Par ailleurs, le christianisme oriental est à peine évoqué : Camus s'intéresse évidemment au christianisme latin... En définitive, peut-être serait-on fondé aujourd'hui à renverser la problématique des années 1930, en disant que la pensée hellénique - largement diffusée chez les auditeurs les plus instruits des prédicateurs chrétiens - reçoit le message de ces derniers avec des outils de compréhension forgés durant quelque six siècles par le platonisme ?

Quoi qu'il en soit, l'essai d'Albert Camus dépasse largement l'enquête historique, et parvient à se situer de manière synthétique et intéressante au niveau des recherches philosophiques qui lui sont contemporaines en matière de "philosophie chrétienne" - comme celles des Gilson, Bréhier et Souriau citées dans sa bibliographie...

Camus et le "platonisme achevé" de Simone Weil


Un autre intérêt de ce texte d'Albert Camus est bien entendu de relire en miroir l’œuvre de Simone Weil. Si Camus, sur proposition des parents de la résistante, publie volontiers dans sa collection "Espoir", qu'il dirige de 1946 à sa mort chez Gallimard, les manuscrits posthumes qu'on lui soumet,  n''est-ce pas pour lui après l'intervalle de ces dix années comme une contre-épreuve de sa pensée ? Et n'y trouve-t-il pas, en outre, de quoi conforter sa propre opinion, selon la quelle la foi est quelque chose qu'on a ou qu'on n'a pas ? Si l'on accepte la mise en perspective de Anissa Castel-Bouchouchi des textes tardifs de Simone Weil, celle-ci considérerait en fin de compte le christianisme comme "le platonisme achevé"... Ce qui ne va pas sans soulever quelque objection : est-il prudent de négliger le mouvement de la pensée de Simone Weil, en considérant La Source grecque (1952), qui recueille essentiellement des notes en vue des causeries qu'elle donne à Marseille, comme le point focal de l’œuvre ? Lire encore à ce sujet l'article d'Emmanuel Gabellieri (lien ci-dessous).
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* A.Camus, Essais, Ed.Quillot, Pléiade, 1965. Repris dans Œuvres complètes, t.1.
** In Paul Ginestier, Pour connaître la pensée de Camus, Bordas, 1964, p. 18.
  • Analyse de Métaphysique chrétienne et néo-platonisme (Wikipédia)  : Lien
  • Charles Guignebert dans Wikipedia : Lien
  • Philon d'Alexandrie dans "La Maison de la philosophie" (Marseille) : Lien
  • Lire "Le platonisme achevé de Simonde Weil",d'A. Castel-Bouchouchi (2007) : Lien
  • Lire "La Source grecque et le christianisme" , d' E. Gabellieri, (2001) : Lien