Pour l'auteur de ce mémoire de D.E.S. (Diplôme d’Études Supérieures), couronnant deux années de travail après la licence et mené à bien à Alger en 1936, il s'agit de comprendre comment la pensée chrétienne, en quête d'un système cohérent, "tente de se couler dans des formes de pensée grecques et de s'exprimer dans des formules métaphysiques qu'elle a trouvées toutes faites." |1224] (*) Cette problématique, remarquons-le, est celle qui règne à l'université à cette époque. Initiée par Ernest Renan (1823-1892), considérablement affinée par Alfred Loisy (1857-1940), on la trouve formulée plus récemment par Charles Guignebert (1867-1939), professeur en Sorbonne, auteur de Jésus (1933), Le Monde juif vers le temps de Jésus (1935). La méthode est rigoureusement celle de l'histoire des idées, elle suppose de l'historien la mise entre parenthèses de tout point de vue personnel, favorable ou défavorable au christianisme, son sujet. Outre l'influence du professeur René Poirier, qui supervise son travail, on y devine aussi celle de Jean Grenier, son professeur de philosophie en "1e supérieure" (aujourd'hui terminale) [1220].
Dans cette perspective, le christianisme est vu comme un judaïsme hellénisé : au terme en effet d'une lecture platonicienne/plotinienne du corpus chrétien des origines à Augustin, (après qui le dogme chrétien est considéré par l'auteur comme fixé), la perspective s'impose à l'auteur..
Camus était un étudiant de valeur exceptionnelle, dira de lui le professeur Poirier, le plus remarquable de ceux que j'ai eus là-bas, et de très loin [...] Il était plus intime avec Jean Grenier, dont il avait été l'élève en première supérieure [...] Il n'était lié à aucune tradition religieuse, et avait mis pour toujours le problème de Dieu entre parenthèses. Par là, il était vraiment Algérien, l'Algérie étant alors, presque partout, déracinée spirituellement à tous les niveaux de la société. (**)
Un texte naturellement daté
Dissertation académique, certes, texte mineur bien évidemment -quoique d'excellente facture - dont il serait maladroit d'exagérer la portée. On n'en reprendra pas ici l'analyse, qu'on peut trouver ailleurs - voir le lien ci-dessous. On soulignera seulement que sa lecture ouvre à quelques remarques fort intéressantes.
D'abord, très au fait de la problématique qui lui est contemporaine, ce texte est par là-même daté Ainsi, on trouverait aujourd'hui que la place de Paul de Tarse est sous-estimée, et, en arrière-plan, l'importance au début de notre ère du judaïsme alexandrin (avec Philon...), ainsi que l'enseignement hellénique de haut niveau prévalant à Tarse, où Paul trouve matière à des études rhétoriques poussées - n'allant faire auprès de Gamaliel, si le séjour à Jérusalem est avéré, qu'une sorte de "doctorat" en sciences judaïques. Nombre d'écrits chrétiens des premiers siècles sont alors inconnus, tels ceux qui seront révélés en 1945 par la bibliothèque copte de Nag Hammadi.
En outre, on trouverait que que la pensée d'Augustin, dont Camus signale l'importance, est abordée d'un point de vue psychologique qui ne suffit pas à appréhender l'ampleur d'une telle réflexion. Par ailleurs, le christianisme oriental est à peine évoqué : Camus s'intéresse évidemment au christianisme latin... En définitive, peut-être serait-on fondé aujourd'hui à renverser la problématique des années 1930, en disant que la pensée hellénique - largement diffusée chez les auditeurs les plus instruits des prédicateurs chrétiens - reçoit le message de ces derniers avec des outils de compréhension forgés durant quelque six siècles par le platonisme ?
Quoi qu'il en soit, l'essai d'Albert Camus dépasse largement l'enquête historique, et parvient à se situer de manière synthétique et intéressante au niveau des recherches philosophiques qui lui sont contemporaines en matière de "philosophie chrétienne" - comme celles des Gilson, Bréhier et Souriau citées dans sa bibliographie...
Camus et le "platonisme achevé" de Simone Weil
Un autre intérêt de ce texte d'Albert Camus est bien entendu de relire en miroir l’œuvre de Simone Weil. Si Camus, sur proposition des parents de la résistante, publie volontiers dans sa collection "Espoir", qu'il dirige de 1946 à sa mort chez Gallimard, les manuscrits posthumes qu'on lui soumet, n''est-ce pas pour lui après l'intervalle de ces dix années comme une contre-épreuve de sa pensée ? Et n'y trouve-t-il pas, en outre, de quoi conforter sa propre opinion, selon la quelle la foi est quelque chose qu'on a ou qu'on n'a pas ? Si l'on accepte la mise en perspective de Anissa Castel-Bouchouchi des textes tardifs de Simone Weil, celle-ci considérerait en fin de compte le christianisme comme "le platonisme achevé"... Ce qui ne va pas sans soulever quelque objection : est-il prudent de négliger le mouvement de la pensée de Simone Weil, en considérant La Source grecque (1952), qui recueille essentiellement des notes en vue des causeries qu'elle donne à Marseille, comme le point focal de l’œuvre ? Lire encore à ce sujet l'article d'Emmanuel Gabellieri (lien ci-dessous).
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* A.Camus, Essais, Ed.Quillot, Pléiade, 1965. Repris dans Œuvres complètes, t.1.
** In Paul Ginestier, Pour connaître la pensée de Camus, Bordas, 1964, p. 18.
- Analyse de Métaphysique chrétienne et néo-platonisme (Wikipédia) : Lien
- Charles Guignebert dans Wikipedia : Lien
- Philon d'Alexandrie dans "La Maison de la philosophie" (Marseille) : Lien
- Lire "Le platonisme achevé de Simonde Weil",d'A. Castel-Bouchouchi (2007) : Lien
- Lire "La Source grecque et le christianisme" , d' E. Gabellieri, (2001) : Lien
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