jeudi 31 juillet 2014

Nicolas Grimaldi, la violence au prisme du jeu


Nicolas Grimaldi fait remonter sa vocation philosophique à l'enfance et à l'adolescence. Dans les années 1940, époque de l'occupation,  il éprouve d'une part l'incapacité des humains soumis à la rareté à vivre des ressources naturelles, et d'autre part s'étonne que la satisfaction d'avoir soustrait des ressources à autrui en arrive à surpasser la joie d'avoir trouvé de quoi subsister.

Dans ce livre d'entretiens avec Anne-Claire Désesquelles, ce philosophe attentif aux configurations du moi (Descartes), à la jalousie (Proust) , au temps comme délai (Bergson), propose notamment de chercher dans le jeu, le jeu d'échecs par exemple, une analogie qui permette d'avancer tant soit peu vers une compréhension de la violence.

1./ Le passage de la réalité à la fonction :

Sous quelle condition un bout de bois cesse-t-il de paraître un bout de bois et devient-il un cheval, une tour ou une dame ? A condition de jouer aux échecs. Aussitôt, on se rend aveugle à la réalité intrinsèque de la pièce de bois, et on ne voit plus en elle que la fonction.  [p.168]

2./ De par la fonction en jeu, le tien et le mien s'excluent mutuellement :


Cette fonction de pièce du jeu d'échecs désigne l'objet (qui n'est plus désormais, qu'accessoirement, un morceau de bois) comme le mien, ou comme celui de l'adversaire. Je dois, en fonction de la règle, sauver les miens et éliminer, "exterminer" les siens.

3./ "Mais jouer, c'est aussi se prendre au jeu."

 

Il faut "jouer à oublier qu'on joue". La règle le veut. Le responsable, désormais, ce n'est pas une ou des libertés, c'est la règle du jeu. C'est pourquoi, estime Nicolas Grimaldi, aucun n'hésitera à préserver les siens et à éliminer des individus d'autres groupes, quelles que soient leurs qualités humaines.
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L'analogie est intéressante. Elle permet d'apercevoir notamment selon quelle logique catégorielle l'autre, aristocrate, bourgeois ou Juif [ibidem],  peut devenir l'objet d'un déni d'humanité. Il me semble néanmoins difficile de pousser trop loin cette analogie : l'esprit de jeu ne fait pas tout. Elle néglige plusieurs questions d'importance :
a) La question de la nécessité : la "règle" qui va désormais régir le jeu de la violence n'est pas, au moment T, simple convention. Elle oblige, quelque répulsion ou attirance qu'on ait à son égard. Sauf à la dénoncer ou à la trahir, à ses propres risques et dépens.
b) La question de la vulnérabilité et de la responsabilité : se protéger, ce n'est pas se protéger tout seul, seul contre tous, mais protéger solidairement ses proches, et donc chercher pour cela des protections, des appuis, et par conséquent choisir ou subir des solidarités.
c) La question de la politique : quelles catégorisations, quels choix inégalitaires ont-ils permis ou favorisé la construction de situations où les tensions soient telles, que la violence devienne inévitable ?
Ainsi, la métaphore du jeu développée par Nicolas Grimaldi s'appliquerait sans doute de préférence aux violences individuelles, solitaires, ou aux combattants d'occasion, mercenaires ou fous de Dieu ; à ceux que l'on appelle des "têtes brûlées". Rend-elle encore compte des violences concertées, organisées, massives : l'extermination des Juifs d'Europe entreprise par le régime nazi, le génocide du Rwanda, l'entreprise des Khmers Rouge ? Partiellement peut-être. Resterait à inclure le jeu politique, évident aux Balkans, évident au proche Orient, qui en manipulant identités et territoires, rend les situations d'inégalité insupportables, et inévitable le "déchaînement", comme on dit, de la violence.
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  • Nicolas Grimaldi, A la lisière du réel, conversations avec Anne-Claire Désesquelles, Les Dialogues des petits Platons, 2013
  • Présentation du livre par l'éditeur : Lien

samedi 26 juillet 2014

"J'ai pris le siècle sur mes épaules"... : 'Les Séquestrés d'Altona', de Jean-Paul Sartre, un haut pouvoir d'interrogation

Les Séquestrés d'Altona - Pièce en 5 actes
Les Séquestrés d'Altona (1959),  la dernière pièce que Jean-Paul Sartre donnera au théâtre, est une œuvre ambitieuse. Ambitieuse par sa longueur, structurée qu'elle est en cinq actes. Mais ambitieuse surtout par l'abondance et l'importance des thèmes traités.

Dénazification dans l'Allemagne de l'après-guerre, mais aussi torture en Algérie

 

Sartre a prétendu que le sujet de la pièce est la dénonciation de la torture en Algérie, problème brûlant de l'époque où elle est écrite. En réalité la situation de l'Allemagne de l'après-guerre est omniprésente, lourde, angoissante.

Un Hamlet moderne ?

 

"J'ai pris le siècle sur mes épaules et j'ai dit : j'en répondrai." Cette formule saisissante, toute shakespearienne, intervient à la fin de la pièce, improvisée en quelque sorte par Sartre depuis Venise pour faire fonction de chute. Mais qui a pris ce siècle sur ses épaules ? Franz von Gerlach, jeune héros noir, représentant d'une jeunesse sacrifiée dans les hécatombes répétées ? Sartre, comme on l'a dit mainte fois ? Ou le peintre qu'à Venise Sartre étudie en vue d'une œuvre sur le Tintoret, dont ne seront publiés que des fragments ?

Shakespearienne encore, cette tirade grandiose du reclus :
Écoutez la plainte des hommes : "Nous étions trahis par nos actes. Par nos paroles, par nos chiennes de vie ! [...] Je témoigne qu'ils ne pensaient pas ce qu'ils disaient et qu'ils ne faisaient pas ce qu'ils voulaient. Nous plaidons non-coupables. Et n'allez surtout pas condamner sur des aveux, même signés : on disait à l'époque : "L'accusé vient d'avouer, donc il est innocent." [...] Mon siècle fut une braderie : la liquidation de l'espèce humaine y fut décidée en haut lieu. [...] Un seul dit vrai : le Titan fracassé [...]. Moi. L'homme est mort et je suis son témoin. (Acte II, scène 1)

Questions ouvertes

 

Les caractères des Séquestrés d'Altona sont suffisamment contrastés pour que l'on s'intéresse aux personnages : le père, la fille Leni, Franz le fils reclus, Werner l'autre fils et Johanna sa femme. Mais les problèmes qu'affrontent ces personnages marquent puissamment le spectateur/lecteur.  Jean-Paul Sartre renonce ici, à traiter à fond quelques thèmes, pour garder ouvertes de nombreuses interrogations. Citons :
  • La séquestration de ses proches par un père abusif est-il dénonciation de la famille bourgeoise, le symbole du destin de l'Occident ou celui de la réclusion forcée de l'intellectuel ? Ou encore tout cela à la fois ?
  • L'ambiguïté morale : l e choix d'une figure centrale - ce héros négatif, Franz von Gerlach -, est un moyen efficace d'en faire saillir les aspects moraux les plus contrastés : mais cela incite-t-il en définitive à une prise de conscience ou au nihilisme absolu ?
  • La torture : Franz, qui a tenté jadis de sauver un rabbin polonais évadé d'un camp voisin, se révèle aussi avoir torturé inutilement deux prisonniers, sidère par cette révélation ses sœur et belle-sœur, quelle analyse l'auteur propose-t-il de cette acte ignominieux ?
  • La guerre, dénoncée évidemment pour la perversion des libertés individuelles qu'elle opère, est-elle autre chose dans cette pièce qu'une monstrueuse fatalité, due à quelques mégalomanes malfaisants, Hitler et ses collaborateurs dans le crime de masse ? Ou, à l'inverse, n'est-elle qu'une collection de "meurtres individuels" ?
  • La responsabilité : les procès destinés à juger les crimes de guerre nazis ont-ils valeur de justice ou de vengeance, après l'écrasement des villes allemandes par l'aviation alliée et l'utilisation de l'arme atomique contre les populations civiles du Japon ? Qui en définitive pourrait en juger ? "Nuit. O tribunal de la nuit, toi qui fus, qui seras, qui es, j'ai été !" ('Acte V, scène 3)
Ainsi, avec Les Séquestrés d'Altona, Jean-Paul Sartre, loin de s'essayer à la dramaturgie brechtienne en vogue en France à partir de 1954, s'attache essentiellement à bâtir une tragédie contemporaine, ressuscitant une nouvelle fois l'esprit d'Echyle (déjà illustré par Les Mouches, 1943), donnant vigueur d'une manière complexe et nouvelle au procédé dramatique du huis-clos, qu'il affectionne (Huis clos, 1944). Cela, au prix d'un sorte d'épaississement romanesque qui l'éloigne du théâtre de situation, mais qui paradoxalement offrira à ce texte une longévité inattendue. Et la force des Séquestrés d'Altona apparaît bien liée, en définitive, au pouvoir d'interrogation qu'il exerce sur le spectateur. A lui et à lui seul, spectateur ou lecteur, de répondre.
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  • Un accueil flatteur à la création : la Tribune des critiques dramatiques, archives INA (1959) : Lien
  • Sartre à Venise, par Pierre Campion, 2012 : Lien
  • La genèse sociale de la pièce, par Michel Contat, 2007 : Lien
  • Une analyse fouillée d'Alain Badiou, 2005 : Lien

mercredi 23 juillet 2014

Claude Lévi-Strauss, un bilan magistral par Maurice Godelier


Dans ce copieux volume, le propos de Maurice Godelier, ancien collaborateur direct de Claude Lévi-Strauss, est double : faire la part dans l’œuvre scientifique de ce qui reste définitivement acquis, et qui est considérable, et de ce qui s'est révélé aventureux ou improductif. Et cela, en explorant soigneusement livres, articles et conférences dans l'un et l'autre des champs de savoir abordés : la parenté et la pensée mythique. Sans négliger en définitive de pointer les difficultés sur lesquelles Lévi-Strauss a buté, et même certains aspects décevants de la pensée du grand savant.

L'analyse des structures élémentaires de la parenté, alliance et descendance


Sans entrer dans le détail de cette lecture experte, on notera à propos des Structures élémentaires de la parenté (1947-1949) que l'analyse de l'alliance qui y est menée est aux yeux de Maurice Godelier "indépassée et indépassable" [p.126]. Ce qui permet cette avancée à Claude Lévi-Strauss, c'est une connaissance très poussée des travaux anthropologiques anglo-saxons, très en avance dans l'ensemble - sauf sur l'alliance justement - et quant à la méthode, le passage qu'il opère du fonctionnalisme, de règle jusque alors, au structuralisme. Seul le structuralisme permet de "rendre compte, à partir des mêmes principes, à la fois des ressemblances et des différences entre les systèmes sociaux et les sociétés qui les reproduisent". [p.127].

En revanche, une grande faille : Claude Lévi-Strauss ne reconnaît pas "le rôle structurant de la descendance dans le fonctionnement des systèmes de parenté", qui s'affirme d'une importance croissante dans les sociétés contemporaines.

Qu'en est-il des femmes ?


Autre limite chez Claude Lévi-Strauss, et de taille, selon Maurice Godelier :
[...] la naturalisation déguisée de la domination des hommes sur les femmes, de leur monopole du pouvoir et de l'autorité sociale. Naturalisation, puisque conçue comme l'effet de l'émergence de la pensée symbolique, autrement dit du développement du cerveau. La subordination des femmes aux hommes aurait ainsi été la conséquence directe du développement du cerveau et des capacités cognitives des humains. [p.130]
"Le cerveau  des femmes aurait-il donc été différent de celui des hommes, interroge Maurice Godelier, inapte au langage et aux symboles ?" Enfin, Lévi-Strauss n'approfondit pas les rapports entre pouvoir politique et parenté...

Le concept de "maison"


L'autre avancée théorique considérable opérée par Claude Lévi-Strauss de 1976 à 1987, au contact d'abord des populations de la Colombie Britannique, porte selon Maurice Godelier sur le concept de "maison", que dans La voie des masques (1979) il définit ainsi :
Personne morale détentrice d'un domaine composé à la fois de biens matériels et immatériels, qui se perpétue par la transmission de son nom, de sa fortune et de ses titres en ligne directe ou fictive, tenue pour légitime à la seule condition que cette continuité puisse s'exprimer dans le langage de la parenté et de l'alliance, et le plus souvent des deux ensemble [p.205].

Anthropologie structurale et histoire


Approche fructueuse, quoique la primauté maintenue de l'échange sur la descendance en diminue la portée. Et néanmoins, c'est à l'occasion de ces recherches que Claude Lévi-Strauss se persuade de l'importance d'une collaboration étroite entre historiens et anthropologues :
Toutes les sociétés sont historiques au même titre, mais certaines l'admettent franchement, tandis que d'autres y répugnent et préfèrent l'ignorer [...]. Des sociétés [...] diffèrent moins les unes des autres par des caractères objectifs, que par l'image subjective qu'elles se font d'elles-mêmes. [C.L.-S., Histoire et Ethnologie, Annales ESC, p.1218]. Cité p.215.

D'où cette question formulée par Claude Lévi-Strauss, dont Maurice Godelier souligne la pertinence :
Quand et comment, au lieu de regarder l'histoire comme un désordre et une menace, la pensée collective et les individus voient-ils en elle un outil pour agir sur le présent et le transformer ?
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Maurice Godelier, Lévi-Strauss, Seuil, 2013
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  • Présentation de Maurice Godelier avec une heure d'entretiens en trois vidéos : Lien
  • Présentation de Race et histoire, de Claude Lévi-Strauss : Lien
  • Sur Arthur de Gobineau : Lien