samedi 26 juillet 2014

"J'ai pris le siècle sur mes épaules"... : 'Les Séquestrés d'Altona', de Jean-Paul Sartre, un haut pouvoir d'interrogation

Les Séquestrés d'Altona - Pièce en 5 actes
Les Séquestrés d'Altona (1959),  la dernière pièce que Jean-Paul Sartre donnera au théâtre, est une œuvre ambitieuse. Ambitieuse par sa longueur, structurée qu'elle est en cinq actes. Mais ambitieuse surtout par l'abondance et l'importance des thèmes traités.

Dénazification dans l'Allemagne de l'après-guerre, mais aussi torture en Algérie

 

Sartre a prétendu que le sujet de la pièce est la dénonciation de la torture en Algérie, problème brûlant de l'époque où elle est écrite. En réalité la situation de l'Allemagne de l'après-guerre est omniprésente, lourde, angoissante.

Un Hamlet moderne ?

 

"J'ai pris le siècle sur mes épaules et j'ai dit : j'en répondrai." Cette formule saisissante, toute shakespearienne, intervient à la fin de la pièce, improvisée en quelque sorte par Sartre depuis Venise pour faire fonction de chute. Mais qui a pris ce siècle sur ses épaules ? Franz von Gerlach, jeune héros noir, représentant d'une jeunesse sacrifiée dans les hécatombes répétées ? Sartre, comme on l'a dit mainte fois ? Ou le peintre qu'à Venise Sartre étudie en vue d'une œuvre sur le Tintoret, dont ne seront publiés que des fragments ?

Shakespearienne encore, cette tirade grandiose du reclus :
Écoutez la plainte des hommes : "Nous étions trahis par nos actes. Par nos paroles, par nos chiennes de vie ! [...] Je témoigne qu'ils ne pensaient pas ce qu'ils disaient et qu'ils ne faisaient pas ce qu'ils voulaient. Nous plaidons non-coupables. Et n'allez surtout pas condamner sur des aveux, même signés : on disait à l'époque : "L'accusé vient d'avouer, donc il est innocent." [...] Mon siècle fut une braderie : la liquidation de l'espèce humaine y fut décidée en haut lieu. [...] Un seul dit vrai : le Titan fracassé [...]. Moi. L'homme est mort et je suis son témoin. (Acte II, scène 1)

Questions ouvertes

 

Les caractères des Séquestrés d'Altona sont suffisamment contrastés pour que l'on s'intéresse aux personnages : le père, la fille Leni, Franz le fils reclus, Werner l'autre fils et Johanna sa femme. Mais les problèmes qu'affrontent ces personnages marquent puissamment le spectateur/lecteur.  Jean-Paul Sartre renonce ici, à traiter à fond quelques thèmes, pour garder ouvertes de nombreuses interrogations. Citons :
  • La séquestration de ses proches par un père abusif est-il dénonciation de la famille bourgeoise, le symbole du destin de l'Occident ou celui de la réclusion forcée de l'intellectuel ? Ou encore tout cela à la fois ?
  • L'ambiguïté morale : l e choix d'une figure centrale - ce héros négatif, Franz von Gerlach -, est un moyen efficace d'en faire saillir les aspects moraux les plus contrastés : mais cela incite-t-il en définitive à une prise de conscience ou au nihilisme absolu ?
  • La torture : Franz, qui a tenté jadis de sauver un rabbin polonais évadé d'un camp voisin, se révèle aussi avoir torturé inutilement deux prisonniers, sidère par cette révélation ses sœur et belle-sœur, quelle analyse l'auteur propose-t-il de cette acte ignominieux ?
  • La guerre, dénoncée évidemment pour la perversion des libertés individuelles qu'elle opère, est-elle autre chose dans cette pièce qu'une monstrueuse fatalité, due à quelques mégalomanes malfaisants, Hitler et ses collaborateurs dans le crime de masse ? Ou, à l'inverse, n'est-elle qu'une collection de "meurtres individuels" ?
  • La responsabilité : les procès destinés à juger les crimes de guerre nazis ont-ils valeur de justice ou de vengeance, après l'écrasement des villes allemandes par l'aviation alliée et l'utilisation de l'arme atomique contre les populations civiles du Japon ? Qui en définitive pourrait en juger ? "Nuit. O tribunal de la nuit, toi qui fus, qui seras, qui es, j'ai été !" ('Acte V, scène 3)
Ainsi, avec Les Séquestrés d'Altona, Jean-Paul Sartre, loin de s'essayer à la dramaturgie brechtienne en vogue en France à partir de 1954, s'attache essentiellement à bâtir une tragédie contemporaine, ressuscitant une nouvelle fois l'esprit d'Echyle (déjà illustré par Les Mouches, 1943), donnant vigueur d'une manière complexe et nouvelle au procédé dramatique du huis-clos, qu'il affectionne (Huis clos, 1944). Cela, au prix d'un sorte d'épaississement romanesque qui l'éloigne du théâtre de situation, mais qui paradoxalement offrira à ce texte une longévité inattendue. Et la force des Séquestrés d'Altona apparaît bien liée, en définitive, au pouvoir d'interrogation qu'il exerce sur le spectateur. A lui et à lui seul, spectateur ou lecteur, de répondre.
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  • Un accueil flatteur à la création : la Tribune des critiques dramatiques, archives INA (1959) : Lien
  • Sartre à Venise, par Pierre Campion, 2012 : Lien
  • La genèse sociale de la pièce, par Michel Contat, 2007 : Lien
  • Une analyse fouillée d'Alain Badiou, 2005 : Lien

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