jeudi 26 novembre 2015

Philosopher après le 13 novembre : Judith Butler

Judith Butler


À Paris au moment des attentats du 13 novembre 2015, Judith Butler livre à chaud ses réflexions, écrites semble-t-il dès le 14 novembre, qui après traduction paraissent dans le quotidien Libération du 19 .

Le titre est significatif des préoccupations de la philosophe  : "Une liberté attaquée par l'ennemi et restreinte par l’État." Nul doute que le Patriot Act voté dans l'urgence après le 11 septembre 2001, et restreignant considérablement les libertés publiques, ait marqué profondément bien des consciences américaines :
Il semble que la peur et la colère puissent conduire à se jeter violemment dans les bras d’un État policier. Je suppose que c’est la raison pour laquelle je préfère ceux qui se trouvent dans l’impasse. Cela signifie qu’il leur faudra du temps pour y voir clair. Il est difficile de réfléchir quand on est accablé. Il faut du temps et des gens qui soient prêts à le prendre avec vous, ce qui a une chance de se produire dans un rassemblement non autorisé.
Cela fait écho aux importants travaux de Judith Butler sur l'assujettissement (La vie psychique du pouvoir. L'assujettissement en théories, Léo Scheer, 2002) : l'assujettissement étant un concept paradoxal "selon lequel le pouvoir est à la fois créateur et oppresseur du sujet" (C.Malabou). Mais on peut aussi reprendre Qu'est-ce qu'une vie bonne, présenté naguère sur ce blog:
Si une sphère d'inégalité est refoulée pour justifier et promouvoir une autre sphère d'égalité, alors  nous aurons besoin à coup sûr d'une politique qui puisse nommer et exposer une telle contradiction et l'opération de refoulement qui sa sous tend." (p.83)
Il n'y a pas de libertés (donc de droits) indépendants d'une politique, et pas de politique indépendante des sujets de la politique. Judith Butler, qui reprend à Hannah Arendt l'importante distinction des sphères publique et privée souhaite dépasser ce point de vue, dénonçant le cloisonnement fallacieux auquel trop fréquemment il donne lieu : c'est dans la sphère publique que les sujets-corps passent de la performativité privée à la performativité publique, c'est-à-dire politique - qui elle-même a pu être préparée, en tant que publique, dans la sphère privée.

Critique


Pour le reste, il est permis de considérer cet article comme hâtif, brouillon et mal informé, prêtant en somme le flanc à la critique. C'est ainsi que Marie Docher et Odile Fillod, dans un article accessible en ligne, se livrent à une analyse minutieuse du texte de Butler, analyse d'une efficacité redoutable:
Judith Butler est philosophe et professeure à l’université de Berkeley aux USA. Le 16 novembre, le site de l’éditeur Verso Books a publié une « lettre écrite depuis Paris » signée par elle datée du 14 novembre 2015. Une traduction (un peu imprécise) en a été publiée par Libération trois jours plus tard. Le texte a fait l’objet de nombreux relais par des comptes Twitter et pages Facebook anglophones. Nous l’avons lu et pris le temps de l’analyser. Judith Butler n’est pas la première philosophe venue : elle a notamment publié en 1990 Trouble dans le genre, un livre indéniablement important. Cette « lettre de Paris » concentre les éléments clés d’une rhétorique qui nous secoue depuis janvier 2015, avec ses dangereux amalgames et contre-vérités. Nous avons estimé qu’il était nécessaire de les souligner.
C'est ainsi qu'il n'a jamais été question en France de lutter "contre l'islam", et si les experts étaient d'emblée certains que l'EI est à l'origine des attentats,  c'est que les renseignements disponibles étaient suffisamment concordants. Que le message de revendication utilise l'accusation de pervers envers les occidentaux ne résulte pas d'une falsification, puisque ce terme caractérise de nombreuses fois dans le Coran les auditeurs rebelles à la prédication du Prophète, tandis que Judith Butler semble ignorer que la France s'est opposée à l'attaque de l'Irak par la coalition Bush en 2003 et Blair et s'est prononcée en faveur de la rébellion syrienne. Dénoncer en France un Etat "militarisé" de manière croissante, c'est se tromper d'échelle ou de cible, et "Insinuer que « les gens » seraient assez stupides et vénaux pour adhérer à n’importe quelle mesure sécuritaire juste pour bénéficier de services gratuits est profondément méprisant". Si les services publics étaient fermés le 14, c'est qu'il s'agissait d'un samedi, et l'Etat d'urgence suspend toute manifestation sur la voie publique, mais en aucun cas la liberté de réunion. Mais arrêtons-nous là, et renvoyons à l'analyse dans son entier pour plus de détails.

Ce n'est pas la première fois qu'un philosophe s'écarte du sens commun, faute d'une information suffisante. Mais comment raisonner juste si l'on se dispense d'une enquête soigneuse ?

Une brève de comptoir ?


Dans une autre veine, plus satirique, PERMI4 témoigne de l'irritation et de l'incompréhension, de la part de ceux qui ont été touchés de près ou de loin par les attentats, devant la lettre de Judith Butler, dans ce court texte qu'on lira ici intégralement :
S'est-on assuré de la signature de l'article de Libération du 19 novembre comme étant bien d'une philosophe du nom de Judith Butler et non émanant d'une brève de comptoir relevée par un journaliste malicieux? On voit là l'auteure présumée, dans une verve moqueuse très franco-française et en polémiste "light", traiter notre président de "bouffon" ("jester" in english sauf erreur), et ce fou, ce drôle, le voilà "chef des armées maintenant" précise notre philologue honoris causa de l'Université de Bordeaux III [...]
Or au titre II de notre constitution, article 15: " Le Président de la République est le chef des armées. Il préside les conseils et les comités supérieurs de la défense nationale". Nul n'a connaissance qu'il y ait eu à ce jour recours à l'article 16 de cette même constitution, comme ce fut le cas dans une autre époque de notre histoire. Ignorance, contre vérités, non référencement de propos prétendument rapportés... De quoi s'attendre à la parution sous peu d'un ouvrage intitulé The Principle Irresponsibility. Souhaitons qu'il soit rapidement traduit de l'anglo-américain pour notre instruction.
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  • "Une liberté attaquée..." L'article de Judith Butler dans Libération du 19 novembre 2015 : Lien
  • Le Patriot Act, un article de Wikipédia : Lien
  • Judith Butler, Qu'est-ce qu'une vie bonne ? sur ce blog, à la date du 02/07/2014 : Lien
  • Voir le site de Marie Docher, photographe : Lien
  • Voir le site de Odile Fillod, consacré à la critique de la désinformation : Lien

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