vendredi 19 février 2016

Que peut la philosophie ?

Philosophie par gros temps, titrait naguère Vincent Descombes, tentant d'élucider le rôle des intellectuels face à la modernité. Mais tout ce qui est moderne n'est pas rationnel, argumente l'essayiste dans cet ouvrage paru en 1989. La capacité du philosophe à parler du présent est problématique. Or l'apprentissage de la philosophie et son exercice, rappellera Christophe Bouton au cours de l'échange dont il est traité ci-dessous, demandent une certaine lenteur, au risque de pas toujours être en phase avec l'immédiat. La littérature au contraire, et l'art en général épousent plus spontanément leur époque.

De l'événement à l'expérience


Plus près de nous que le livre de Vincent Descombes,  "Que peut la philosophie face à l'actualité dramatique qui nous assaille ?" se demandent, conviés par le quotidien L'Humanité, les trois philosophes Michaël Foessel, Christophe Bouton et Jean Salem. Si elle a quelque pouvoir, ce n'est sûrement pas parce que le philosophe serait en dehors de l'événement. Son recul n'est pas de position, mais de travail. Pour Michaël Foessel, "L'urgence philosophique [...] ouvre le temps sur l'avenir" :
L'une des tâches de la philosophie est de repérer ce qui fait véritablement événement et désigne, par là, une urgence authentique... La philosophie peut aider à faire que ces événements deviennent des expériences, et non de simples informations.
Sur l'expérience, on peut réfléchir en effet, on peut y revenir pour partager des interrogations ou des tentatives de réponse, et y trouver des matériaux pour une nouvelle appréhension de l'avenir. Une critique des concepts, ajoute Jean Salem, est tout indiquée : préférer "fanatisme" à "barbarie", par exemple, c'est garder présent le lien avec le religieux, "certes dévoyé"; "état d'exception" dit mieux que la suspension de certaines libertés n'est pas faite pour durer, que "état d'urgence"; qui n'énonce pas ses limites. Et à la faveur de la critique des concepts, il est possible d'en avancer certains, mieux à même de "s'insérer dans un ensemble plus ou moins cohérent."

Le besoin de consolation comme émancipateur


"C'est moins le réel que la philosophie transforme, notre Michaël Foessel, que les instruments avec lesquels nous l'abordons." Et de fait, il ne revient pas à la philosophie d'apporter une consolation, souligne-t-il, lui qui précisément a consacré un livre récent à cette notion (Le Temps de la consolation, Seuil, 2015). Les ouvrages fameux de Boèce et des Stoïciens, opposant au malheur un point de vue spirituel rassurant, ont perdu aujourd'hui leur pertinence, du fait de la religion consolatrice développée à partir du XVIIe  et du "deuil" thématisé par la psychologie. "La philosophie a plutôt pour tâche d'apporter aux hommes un surcroît de lucidité", elle "dénonce les vaines consolations" et "permet d'éclairer le besoin de consolation" :
Il existe une force subversive du chagrin, dans la mesure où une perte enveloppe toujours un jugement sur l'ordre établi : Pourquoi ce monde ? Pourquoi moi ? En ce sens, le besoin de consolation s'oppose aux injonctions de deuil, qui s'énoncent toujours sur le mode du Tu n'as rien perdu. [...] Dans la mesure où la philosophie inquiète la frontière entre le réel et l'utopie, entre le nécessaire et le possible, elle peut repérer dans le besoin de consolation une puissance émancipatrice.
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Réflexion : un aspect de la consolation ne revient pas ici dans le débat, pourtant présent dans le livre de M. Foessel, c'est l'aspect collectif de la consolation : consolation de cohésion de groupe, de solidarité, affectif, charnel... Et le deuil d'empathie. Ce qui te touche me touche, ce que l'homme fait à l'homme, j'ai besoin de l'entendre de ta bouche. Avec toi je ne veux pas oublier. La quête d'un vivre ensemble, donc le voeux proprement politique du sujet, mêle intimement au rationnel une dimension faillible, vulnérable, mortelle.
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  • Vincent Descombes, Philosophie par gros temps, Minuit 1989 : Lien
  • Michaël Foessel, Le Temps de la consolation, Seuil, 2015 : Lien
  • "Que peut la philosophie ?", le texte du débat, 12/02/2016 : Lien
  • Les chroniques de Michaël Foessel dans Libération : Lien
  • Christophe Bouton sur France Culture : Lien
  • Jean Salem, le site internel : Lien

1 commentaire:

  1. A propos de « consolation », cette note de Franz Kafka qui prête à réflexion :
    « Il ne veut pas de consolation , non parce qu’il ne la veut pas - qui ne la voudrait - mais parce que chercher la consolation signifie vouer sa vie à cette tâche, vivre toujours en marge, presque à l’extérieur de son existence, ne plus guère savoir pour qui l’on cherche et par conséquent n’être même pas en mesure de trouver la consolation efficace, l’efficace et non la vraie, qui n’existe pas. » (Paralipomènes, in « Préparatifs de noce à la campagne », trad. Marthe Robert, Gallimard, 1957, p.365)
    Par ailleurs l’on peut (ré)écouter une série sur « La consolation » dont une émission à laquelle était invité Michaël FÅ“ssel ainsi introduite et problématisée en ligne : « Sénèque disait : "J'ai décidé de livrer bataille à ton chagrin et je contiendrai les larmes de tes yeux épuisés de fatigue". Pourquoi aujourd'hui, la raison est-elle devenue incapable de nous consoler, reléguant la consolation à la religion ou à la psychologie ? L'excellent Michaël FÅ“ssel répond à ces questions aujourd'hui. »
    http://www.franceculture.fr/emissions/les-nouveaux-chemins-de-la-connaissance/la-consolation-24-la-raison-peut-elle-encore

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