Annie Cohen-Solal est l'auteure d'une biographie de Jean-Paul Sartre qui fait autorité (1985) et d'un Que-sais-je ? plus récent (2005) qui fait le point sur le même sujet.
Un long cheminement vers une conscience politique
Pour elle, qui s'est attachée longuement à confronter les sources et les témoignages, l'histoire, en dépit d'allégations plus ou moins malveillantes est formelle : Sartre, évadé du Stalag et revenu à Paris en 1941, ne fut sous l'Occupation ni un traître, ni un héros. Néanmoins il afficha une position nettement anti-collaborationniste.
Il fait partie en effet du groupe "Socialisme et Liberté", qui tente, entre le gaullisme et le communisme, de ménager une troisième voie pour la Libération à venir. Un socialisme libertaire, pour lequel Sartre contribue à rédiger un projet de constitution. Éphémère, le groupe va se disloquer la même année sous l'effet des attractions extérieures.
Il reprend l'enseignement de la philosophie en khâgne au Lycée Condorcet, et est noté par sa hiérarchie vichyssoise comme un "élément subversif". Il écrit beaucoup, mais il lui arrive aussi de participer à des actions de sabotage de péniches allemandes dans les écluses de Vernon. Il ne passe pas en zone sud pour prendre part à la résistance active, mais paradoxalement presse André Gide et André Malraux de le faire. Bref, "ni traître, ni héros", ni vraiment passif ni totalement actif.
Un long cheminement intellectuel
Annie Cohen-Solal met en évidence le contexte intellectuel de cette période. "Héritier subversif" de la tradition élitaire de l’École Nationale supérieure de la rue d'Ulm, alors marquée par un repliement sur soi consécutif aux traumatismes de la 1e Guerre mondiale, Sartre passe l'année 1932-1933 à Berlin, découvrant dans le texte Husserl et Heidegger. Phénoménologie et existentialisme vont lui permettre de penser autrement, désormais, l'existence du sujet conscient.
Mais c'est encore une pensée de l'individu face au monde. L'expérience de l'armée, et surtout celle de la détention, sont celles de la vie collective et des échanges intenses avec des gens venus de tous horizons sociaux et intellectuels. Du coup, l'écriture de L'Être et le néant, paru en 1943; est fortement marquée par cette triple influence : intentionnalité, primauté de l'existence et responsabilité morale au sein du groupe social qui régit les individus.
Pour autant, la conscience politique de Sartre est encore embryonnaire. A l'ENS, il n'avait fait partie d'aucun des groupes politiques animés par les étudiants, mais il était le centre d'un autre cercle, remuant; plus informel. C'est en 1943, l'année de L'Être et le néant et des Mouches, qu'Albert Camus, qui prend la direction de Combat au départ de Pascal Pia, l'invite à collaborer au journal clandestin. En 1945, après une correspondance d'Amérique pour le compte du Figaro (journal acquis au gaullisme), il fonde aussitôt la revue Les Temps modernes, qui va être cette fois-ci le creuset de réflexions et de débats philosophiques et politiques nettement marqués à gauche. L'année suivante, il publie Réflexions sur la question juive, spectaculaire mise en cause de l'idéologie vichyssoise et nazie.
A noter que plus récemment, l'historienne allemande Ingrid Galster, travaillant de son côté, parvient sensiblement aux mêmes conclusions qu'Annie Cohen-Solal : voir le lien ci-dessous.
"Jamais nous n'avons été plus libres que sous l'Occupation allemande"...
Reste à traiter de cet autre point. On a souvent ironisé sur cette courte phrase, feignant d'oublier qu'elle fait partie d'un texte dense, magnifique, et qui mérite d'être relu. Un texte publié dans Les Lettres françaises clandestines, en septembre 1944, sous le titre La république du silence.
Cette réflexion amène Sartre à une véritable redéfinition de la liberté. Celle-ci n'est pas la situation historique, qui n'a pas été choisie. Mais dans l'extrême de la contrainte qu'impose cette même situation, la liberté humaine se manifeste dans sa nudité, dans tout son éclat :
Cette responsabilité totale dans la solitude totale, n’est-ce pas le dévoilement même de notre liberté ?
Ainsi, dans l’ombre et dans le sang, la plus forte des Républiques s’est constituée. Chacun de ses citoyens savait qu’il se devait à tous et qu’il ne pouvait compter que sur lui-même ; chacun d’eux réalisait, dans le délaissement le plus total, son rôle historique. Chacun d’eux, contre les oppresseurs, entreprenait d’être lui-même, irrémédiablement et en se choisissant lui-même dans sa liberté, choisissait la liberté de tous. Cette république sans institutions, sans armée, sans police, il fallait que chaque Français la conquière et l’affirme à chaque instant contre le nazisme. Nous voici à présent au bord d’une autre République : ne peut-on souhaiter qu’elle conserve au grand jour les austères vertus de la République du Silence et de la Nuit. »
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- Annie Cohen-Solal dans Wikipédia : Lien
- Un entretien d'A.Cohen-Solal sur son livre Sartre, un penseur pour le XXIe s., vidéo 3 min : Lien
- Sartre en Amérique: Lien
- "Jamais nous n'avons été plus libres"... lu par Sartre lui-même. : Lien
- "Jamais nous n'avons été plus libres...", une réflexion de A.S. Moreau : Lien
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