mardi 15 mars 2016

Albert Camus et l'Algérie - I : ' Misère de la Kabylie'

L'attitude d'Albert Camus à l'égard de l'Algérie, sa terre d'origine, est souvent déformée dans un sens ou dans un autre. Essayons de suivre son parcours pas à pas, et d'abord à partir de ses écrits  réunis par lui-même en 1958 sous le titre Actuelles III - Chroniques algériennes.  Un choix mettant en valeur un parcours qui va ici de l'enquête de terrain de 1939, passant par certains des plus lucides et vigoureux éditoriaux qu'il donne à Combat (1944-1945), jusqu'à l'avant propos de 1958, justement, qui dix-neuf ans plus tard marque sa déception devant l'impasse où le mène un parcours courageux de bout en bout ; mais qui marque peut-être aussi l'amertume, disons le mot, d'une défaite que le cours des événements semble alors lui infliger... Dure sanction des options qui furent les siennes dans la lutte  philosophique et politique qu'il n'a cessé de mener.


Articles d'Alger Républicain avant Misère de la Kabylie, 1938


Il va sans dire que les Œuvres complètes publiées sous la direction de Jacqueline Lévi-Valensi (Gallimard, collection Pléiade, tome I, 2006) proposent un panorama sensiblement plus étendu et complexe. Nous nous y référerons pour suggérer l'arrière-plan, considérable, de Actuelles III.

Alger républicain est lancé le 6 octobre 1938, et la direction en est confiée à Pascal Pia. Camus, qui à 25 ans est déjà exercé à l'écriture journalistique grâce aux journaux étudiants, ne tarde pas à lui donner très régulièrement des articles. Parmi ceux-ci, on discerne aisément l'importance de chroniques judiciaires où Camus dénonce vigoureusement le sort fait aux petits et aux sans-grade, européens parfois mais plus souvent algériens : instruction bâclée, témoins douteux, sentences incohérentes, peines disproportionnées...

On note dans ce domaine la grande place donnée par Camus à l'affaire Hodent (février-mars 1939, 8 articles), celle de l'assassinat du mufti Akacha (juin 1939, 6 articles), l'affaire des "incendiaires" d'Auribeau, juillet 1939, 5 articles)...


Misère de la Kabylie, 1939



A 26 ans, Albert Camus est envoyé en Kabylie par le quotidien Alger Républicain (lancé l'année précédente par Pascal Pia) pour rendre compte de la famine qui sévit alors dans cette région montagneuse de l'Est algérien. Ce qui donne lieu à une série de onze articles, du 5 au 15 juin de cette année-là, dont on peut lire l'essentiel dans les six chapitres de Misère de la Kabylie ouvrant le volume Actuelles III, Chroniques algériennes. Dans ce reportage Camus évoque successivement le dénuement de la Kabylie, l'enseignement, l'avenir politique, et l'avenir économique et social de cette région... Tâchons ici d'en rassembler les principaux thèmes.

Si le dénuement de la Kabylie est extrême, c'est dû en premier lieu à une dimension de géographie économique évidente, explique Albert Camus, Une population nombreuse s'entasse dans cette région montagneuse qui n'a pour ressources que l'arboriculture (figuier, olivier) et le petit élevage familial. Dépourvue de céréales, elle doit en temps normal en importer, sans pouvoir fournir en échange des productions significatives. Durant un certain nombre d'années, la région a exporté sa main d’œuvre, qui depuis la France expédiait des mandats tendant à équilibrer les comptes. Mais l'industrie française en crise a cessé d'embaucher, et ces bouches un moment productives sont revenues gonfler la demande. Quelques communes ont lancé des travaux d'utilité publique, mais cela reste marginal. Par ailleurs, un carcan administratif absurde interdit désormais l'usage des maigres ressources naturelles qui, l'hiver, permettaient de survivre tant bien que mal : ramassage en sous-bois des glands, vente de charbon de bois sur le marché par exemple. La sous-nutrition frappe particulièrement les femmes et les enfants et seules y répondent concrètement des distributions administratives de céréales ridiculement insuffisantes et des initiatives charitables de religieuses, d'un pasteur ou autres particuliers. Mais c'est une goutte d'eau dans la mer, et il est temps, conclut Camus, d'engager une politique responsable pour faire pièce à cette misère endémique.

Par ailleurs, des salaires sont distribués il est vrai, tant par l'administration que par des employeurs kabyles ou européens. Mais dans ces deux derniers cas, ils sont scandaleusement bas, pour des journées de travail qui s'allongent de manière choquante. On prétend pour justifier ces entorses à la justice et au droit que la main d’œuvre kabyle est de médiocre qualité, mais comment exiger des performances, plaide Camus, d'une population affamée ? Quant à l'éducation, des écoles ont bien été construites sur le programme récent d'équipement scolaire, mais il se résume à trois réalisations magnifiques, propres à provoquer l'admiration des visiteurs. Mais pour le reste, les écoles sont massivement insuffisantes, et le nombre d'enfants refusés en raison d'effectifs pléthoriques est très élevé. Il y a dans la population une grande attente, qui est largement frustrée; d'équipements scolaires. Quant à la demande insistante d'écoles pour les filles, il n'y est répondu qu'à la marge.


L'avenir de la Kabylie selon Camus


Comment peut-on envisager l'avenir de la Kabylie ? se demande enfin Camus. Bien évidemment, comme les Kabyles eux-mêmes aspirent à le réaliser. La France a la responsabilité de leur permettre de le prendre en main. Et pour cela, note Camus, il n'est pas forcément besoin de plus d'argent, mais de moyens mieux répartis en vue d'une politique collant au terrain. Il est possible aussi de faire fonds des expériences déjà en cours. L'amélioration de  la production arboricole et de sa commercialisation, par exemple, par l'implantation de séchoirs à figues et de moulins à huile. Et puis favoriser et organiser l'émigration productive en France, où les compétences des kabyles ainsi perfectionnées en arboriculture fruitière, pourraient trouver (notamment dans le midi) le meilleur accueil. Sur le plan politique, Il faut poursuivre l'érection de douars (ou groupements de villages) en communes pouvant déterminer eux-mêmes leurs besoins et leurs solutions, comme l'expérience en est déjà commencée, avec de bons résultats.

La conclusion d'Albert Camus à ces cinq chapitres d'Actuelles III - Chroniques algériennes est d'une lucidité et d'une exigence remarquables. On en reproduit ici les dernières lignes [p. 89-90] :

[...] Si la conquête coloniale pouvait jamais trouver une excuse, c'est dans la mesure où elle aide les peuples conquis à garder leur personnalité. Et si nous avons un devoir en ce pays, il est de permettre à l'une des populations les plus [90] fières et les plus humaines en ce monde de rester fidèle à elle-même et à son destin.
Le destin de ce peuple, je ne crois pas me tromper en disant qu'il est à la fois de travailler et de contempler, et de donner par là des leçons de sagesse aux conquérants inquiets que nous sommes. Sachons du moins nous faire pardonner cette fièvre et ce besoin de pouvoir, si naturel aux médiocres, en prenant sur nous les charges et les besoins d'un peuple plus sage, pour le livrer tout entier à sa grandeur profonde.
Justice et fraternité, tel est le refrain qui rythme ces pages demeurées si intéressantes aujourd'hui. Ne jamais séparer la politique de la morale, l'insistance de Camus est très nette dès ces années de jeunesse.
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  • Actuelles III - Chroniques algériennes disponible en ligne pour le Canada : Lien
  • La Kabylie, article de Wikipédia : Lien
  • Albert Camus et Alger républicain : Lien
  • Pascal Pia dans Wikipédia : Lien
  • Albert Camus et Pascal Pia sur "Le Web Camus" : Lien

1 commentaire:

  1. Intéressante ressortie de ces textes d’Albert Camus, à lire ou relire.
    L’article de 1939 « Misère de la Kabylie » repris partiellement dans l’édition par Camus d’Actuelles, III, en 1958, résumé ci-dessus, offre un intérêt pour le lecteur d’aujourd’hui en marge du propos ciblé de l’époque.
    En 1958, donc, soit quatre ans après le début de ce qui sera appelé par euphémisme « les événements », fin 1954, Camus se dit en avant-propos au volume susceptible de « [se] tromper ou juger mal d’un drame qui [le] touche de trop près. » En effet, devant cette Algérie en guerre désormais, il pourra se dire à juste titre déchiré entre « la justice et sa mère » (propos nécessitant un commentaire, faut-il le préciser).
    Ainsi est-on susceptible de voir une contradiction à ses propositions politiques énoncées en 1939 pour l’avenir de l’Algérie quand il déclare : « Il faut partir de ce principe que si quelqu’un peut améliorer le sort de Kabyles, c’est d’abord le Kabyle lui-même. » (L’avenir politique, 2e alinéa), ce propos que, logiquement, on aurait pu voir en mesure de l’appliquer à l’ensemble du peuple algérien.
    D’autre part la France est en Algérie depuis une centaine d’année et nous sommes presque soixante ans après les lois Jules Ferry fixant l’obligation d’instruction, non sans des subtilités dans les termes, ce qui ouvre la voie à un traitement – effectivement – inégal des populations de la République. Il semblerait que sur le territoire algérien de la Kabylie on n’ait pas alors considéré le cœur de la loi comme impératif. Minorité de garçons scolarisés (un dixième, p.58) ; quant aux filles ? A propos « de ce fossé que l’enseignement unilatéral creuse » entre les femmes et les hommes, un témoignage nous est rapporté par Albert Camus (chap. L’enseignement p.61) : « Le foyer, m’a dit l’un d’eux [un Kabyle], n’est plus qu’un nom ou une armature sociale sans contenu vivant. Et nous éprouvons tous les jours l’impossibilité douloureuse de partager avec nos femmes un peu de nos sentiments. Donnez-nous des écoles de filles, sans quoi cette cassure déséquilibrera la vie des Kabyles ».
    Que dire des crédits à l’enseignement qui, comme alors là-bas, à l’époque, offrent des résultats peu convaincants encore aujourd’hui, toutes proportions gardées. Désordre systémique ? (« ces millions mal dépensés », p.59)
    D’autres traits pourraient être rapportés ici qui concernent notre temps et dénoncent les entre-deux de l’éthique politico-sociale : « charité » / « politique sociale constructive » p.45, chap. Le dénuement (cf. par exemple la nécessité de fait des Restaurants du Cœur et autres associations qui pallient les situations d’indigence et d’urgence)
    A l’évidence, ces remarques n’ont rien d’original qui nécessiterait la (re)lecture de cette première chronique algérienne. Toutefois, et c’est l’intérêt de l’article de ce blog de nous inviter à nous y reporter. En effet, il n’est pas inutile de se replonger dans cette histoire qui toucha la France et son empire, histoire qui ne cesse de retentir encore de nos jours dans les liens qu’elle continue à entretenir avec d’une part l’Afrique du Nord en tant que telle et, d’autre part, sur son territoire même, pour améliorer une considération instruite des Français (curieusement appelés « issus de la diversité ») issus dans un passé familial plus ou moins proche de ces territoires d’outre-mer.

    NB: notre pagination se réfère à l'édition NRF Gallimard achevée d'imprimer en juin 1958

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