"Crise en Algérie", Combat, mai 1945
Dans Actuelles III , recueil publié en 1958, Albert Camus reprend sous ce titre l'essentiel d'une série d'articles parus dans Combat (désormais autorisé) en mai 1945. Il vient d'effectuer en trois semaines un voyage de 2500 km, parcourant l'Algérie de long en large, "confrontant les opinions et les témoignages de l'administration et du paysan indigène, du colon et du militant arabe". "L'Algérie existe", "le peuple arabe existe", insiste-t-il.
Le 8 mai en effet, les manifestations qui dans l'esprit des Algériens devaient unir la célébration de la victoire sur le nazisme et de l'avenir du peuple algérien, ont mal tourné à Sétif, Guelma et Kherratha, le préfet de Constantine ayant donné l'ordre de tirer sur tout porteur du drapeau algérien. La répression prend des dimensions inouïes, l'armée faisant plusieurs milliers de morts civils. Or "des centaines de milliers d'Arabes, rappelle Albert Camus, viennent de se battre durant deux ans pour la libération de notre territoire."
De fait la crise économique et politique s'est aggravée, note-t-il encore. La famine est la cause première des événements, car les stocks de sécurité qui auraient permis de faire face aux mauvaises récoltes, ont été réquisitionnés au profit de l'occupant allemand.. Mais "la gravité de l'affaire ne tient pas seulement au fait que les Arabes ont faim. Elle tient aussi à la conviction que leur faim est injuste., souligne Albert Camus ; "Calmer la plus cruelle des faims et guérir ces cœurs exaspérés, voilà la tâche qui s'impose à nous aujourd'hui." Le malheur est que l'on arrête les porteurs de solutions politiques - Ferhat Abbas, du Parti du Manifeste ; Messali Hadj, du Parti Populaire Algérien - d'abord partisans de l'assimilation, puis acquis au fédéralisme, en tout cas demandeurs d'égalité et de justice.
"Lettre à un ami algérien", octobre 1955.
La répression de Sétif et Guelma avait ouvert un fossé entre deux communautés, dont la violence réapparaît au grand jour en novembre 1954, point de départ de la guerre pour l'indépendance algérienne. A Azziz Ressous, qui lance le journal Communauté algérienne, Camus se dit "prêt à désespérer", il a "mal à l'Algérie".:
Ce texte représente une étape importante vers l' "Appel pour une trêve civile" qui interviendra l'année suivante.Nous voilà donc dressés les uns contre les autres, voués à nous faire le plus de mal possible, inexpiablement. Cette idée m'est insupportable et empoisonne toutes mes journées [...] [Parler de vivre ensemble sur cette terre commune, c'est désormais] se porter dans le no man's land entre deux armées et prêcher que la guerre est une duperie et que le sang, s'il fait parfois avancer l'histoire, la fait avancer vers plus de barbarie et de misère encore [...] Il faut donc arrêter la surenchère et là se trouve notre devoir, à nous Arabes et Français qui refusons de nous lâcher les mains." [125-128]
De l' "Appel pour une trêve civile" (1956) au prix Nobel (1957)
Dans son recueil Actuelles II, sous le titre "L'Algérie déchirée", AC rassemble huit articles représentatifs parus dans L'Express de juillet 1955 à février 1956, Camus y déplore l'absencve de décisions politiques à la hauteur des événements, devant "le drame des rappelés, la solitude des Français d'Algérie et l'angoisse du peuple arabe." Une chance demeure pourtant : provoquer une libre confrontation.[135]. "J'ai choisi l'Algérie de la justice, déclare-t-il encore, où Français et Arabes s'associeront librement." [158] La difficulté de la confrontation vient d'une part de l'absence de toute structure politique algérienne, que l'action de la France a supprimée, et d'autre part de l'absence de doctrine française, dûe à l'instabilité politique. Et c'est pourquoi une trêve doit nécessairement advenir concernant les civils, après quoi le reste devrait suivre.
La Conférence pour une trêve civile en Algérie, qu'Albert Camus prononce à Alger le 22 janvier 1956 n'est pas due à l'initiative de l'écrivain, mais à celle d'un comité de personnalités civiles et religieuses algériennes, tant françaises qu'arabes, invitant Camus à s'exprimer. Ce qu'il fait avec un courage certain, tant l'hostilité est manifeste, surtout des milieux qui formeront plus tard l'OAS. Camus entend ne pas diviser mais réunir, "Montrer au moins que toute chance de dialogue n'est pas perdue, [...] pour que, du découragement général, ne naisse pas le consentement au pire." [172] Il invite à réfléchir mutuellement aux raisons de l'adversaire, afin d'établir une "communauté de l'espoir". [174]
Il n'est pas difficile après cela de comprendre pourquoi le Comité Nobel choisit Camus pour le prix Nobel 1957 de littérature. C'est à Stokholm, après les discours, que Camus explique son attitude à une étudiante, dans les termes que rapporte l'écrivain C.G.Bjuström :. « En ce moment on lance des bombes dans les tramways d'Alger. Ma mère peut se trouver dans un de ces tramways. Si c'est cela la justice, je préfère ma mère. » Confidence d'où va naître un malentendu persistant encore aujourd'hui. Mais c'est une sorte de conversation privée, que la publicité dénature. Dans ses mémoires, le journaliste Jean Daniel semble attribuer la phrase à un "cynisme" contre lequel Camus, selon ses propres dires, se serait appliqué toute sa vie à lutter. Cela n'est pas très convaincant.
Parution d'Actuelles III, mai 1958
Le cycle algérien de Camus se clôt logiquement sur son recueil Actuelles III, sous-titré Chroniques algériennes. Il y fait le point sur vingt années d'un engagement d'écrivain, sur les espoirs qu'il reste d'aller vers une solution pacifique, sur les doutes qui l'assaillent devant une montée inouïe des violences qui a irrémédiablement dressé un camp contre un autre, et vu les modérés réduits au silence. Devant tant d'articles irréfléchis qui paraissent, il décide ne ne plus rien publier, de crainte d'attiser davantage les haines.
Jusqu'à sa mort accidentelle en 1960, Camus reste en effet très discret. Le contraste entre la gloire du Nobel et la violence toujours croissante en Algérie, dont il ne verra donc pas la fin, y est pour quelque chose. "C'est vrai, à la fin des fins, que Camus m'a déçu", écrit le même Jean Daniel. Mais "je ne me soucie que de décrire un homme qui plus que les autres a fait son métier d'homme".[Œuvres autobiographiques, 341]. Hommage ambigu, mais indéniable, si l'on se souvient que "faire son métier d'homme" est une maxime d'Albert Camus.
S'il ne fut pas le héraut de l'ordre libertaire que rêve Michel Onfray, ni le chantre de l'hédonisme triomphant qu'entend promouvoir ce dernier, Camus reste sans doute pour nous, aujourd'hui, non pas un "saint laïque", non pas même un modèle, mais un puissant repère. Exprimant avec courage, clarté et opiniâtreté une pensée forte pour les temps troublés qui furent les siens, il peut nous inspirer encore dans l'époque instable et violente que nous traversons. Il sut indiquer concrètement, en effet, la justice et l'humanité comme remèdes en vue d'une société plus fraternelle, et rappeler que construire une vie politique authentique est le contrepoids naturel, le seul possible, de la force.
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- Rencontre avec Carl Gustav Bjurström : Lien
- "Le moment de Camus", conférence de Frédéric Worms (2007) vidéo 32 min : Lien
- Extraits de l'appel d'Alger et Improvisation de Camus, INA, 1958, 33 min : Lien
- Camus l'Algérien, reportage d'A.Tazir, vidéo 2.36 mn : Lien
- Mouloud Mammeri, la vision qu'a de l'Algérie Albert Camus, vidéo 3 min : Lien
- Discours de Stokholm, vidéo 13 min : Lien
- Kateb Yacine, reproches à Camus, vidéo 5 min (sans date) : Lien
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