vendredi 12 juin 2015

Giorgio Agamben, la crèche, de la fable à l'histoire

Dans le chapitre intitulé "Fable et histoire" qui termine son livre Enfance et histoire (paru en 1978 en Italie et en 1989 en France) Giogio Agamben propose d'examiner la crèche, telle que la représentent nombre de peintres de l'âge baroque notamment, d'un point de vue philosophique.

Selon lui, l'accès de l'être humain au langage est toujours une tâche, et son succès en permanence suspendu à des conditions ne dépendant nullement ni de l'esprit seul ni de la pure volonté. Et c'est dans cet état d'infantia, de non-adéquation de l'être à la parole qu'il propose de saisir la vérité de l'homme contemporain, selon lui incapable d'expérience comme de transmission de toute expérience.

Passage de la fable à l'histoire


En ce qui concerne la "crèche", donc, prise comme objet philosophique, Giorgio Agamben, évitant soigneusement toute interprétation allégorique, propose d'y voir, contrariant maint tropisme de la pensée, un passage de la fable à l'histoire. La crèche, comme représentation de l'enfant nouveau-né entre son père et sa mère, entouré plus ou moins d'animaux, d'anges, de mages et de bergers, devient la scène où la fable, le conte s'évanouit, pour laisser place à l'histoire.

Sans vouloir entrer dans tous les points de l'argumentation, disons que pour Agamben les cultes antiques n'éprouvent le besoin que de fables attachées aux sanctuaires et à leurs figures tutélaires pour dire une compréhension des rapports de l'homme à son destin. Or voici qu'à partir de la crèche ou image de la nativité, le récit s'enracine, sous des dehors plus ou moins simulés, dans un moment précis de la chronologie qui marque la jonction (kairos) du temps terrestre et du temps céleste.

Imaginer que Giorgio Agamben ignore l'énormité du paradoxe qu'il manie dans son développement sur la crèche serait bien évidemment faire fausse route. Agamben n'ignore nullement le travail d'affabulation qui aux yeux mêmes des spécialistes depuis trois siècles est à l’œuvre dans les "Évangiles de l'enfance" du *Christ, avec le but de resserrer les liens de la naissance du Messie (Christ) avec "les Écritures", c'est-à-dire la Bible grecque dite des Septante. Et c'est en pleine conscience de ces aspects légendaires ou fabuleux que le philosophe propose une lecture inverse de cette représentation, passage de la fable à l'histoire

Examen


On ne saurait suggérer plus clairement que l'histoire ne supplante la fable qu'au prix d'une entrée dans une dimension connexe, qui serait peut-être, dès lors, un degré supérieur - disons scientifique ? - d'affabulation.. Et que par conséquent la prétention du discours rigoureux, adulte, sur l'histoire ou le religieux, c'est-à-dire sur les relations de l'homme à son destin, à s'émanciper de l'infantia, ou accès problématique de l'être à la parole, dissimule une fragilité, une erreur ou peut-être un déplacement, un mensonge (autre enfance, en quelque sorte ?)  dont l'abîme pour être soustrait au regard n'en est peut-être que plus redoutable.

Et si en définitive le paradoxe qu'Agamben met ici en œuvre n'était à tout prendre que l'image, le reflet du paradoxe essentiel et premier qu'il y a à construire un discours rigoureux sur cette chose éminemment problématique qu'est le sort de l'homme, de l'humanité, de la société, de l'action, du devenir ?.

Quoi qu'il en soit, remarquons que l'on est avec Agamben dans cet effort bien contemporain d'une pensée sécularisée pour mettre au jour les formes propres au christianisme imprimées dans sa propre archéologie.
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  • Giorgio Agamben sur Wikipedia : Lien
  • Giorgio Agamben subtilement interrogé par Juliette Cerf, Télérama, 2012 : Lien

1 commentaire:

  1. Commentaire hors propos mais relatif à Giorgio Agamben.
    Dans son interview par Juliette Cerf ci-dessus mentionné, on trouve cette déclaration lumineuse :
    "Au sortir du lycée, je n'avais au fond qu'un désir : écrire. Mais qu'est-ce que cela veut dire ? Écrire quoi ? Je crois que c'est un désir de se rendre la vie possible. Ce qu'on veut, ce n'est pas « écrire », c'est « pouvoir » écrire. C'est un geste philosophique inconscient : on essaie de se rendre la vie possible, ce qui est une bonne définition de la philosophie."
    Parallèlement, on complètera par ce que Nietzsche confiait en tant que lecteur à propos de Montaigne: « Je ne connais qu’un seul écrivain que, pour l’honnêteté, je place aussi haut, sinon plus, que Schopenhauer : c’est Montaigne. En vérité, du fait qu’un tel homme a écrit, le plaisir de vivre sur cette terre en a été augmenté. » (Considérations inactuelles III et IV, 3ième partie, Schopenhauer éducateur, Gallimard, folio essais, p.27)
    Tout ceci pour la seule philosophie ; il va sans dire qu’on peut élargir le champ du propos à d’autres domaines du savoir.

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