dimanche 15 juin 2014

Platonisme et christianisme, chez Alain et chez Simone Weil

Platon: Alain  

 Il faut lire le dernier des Onze chapitres sur Platon, publiés d'abord en 1928 et recueillis ensuite dans Idées, pour saisir l'équilibre subtil où Alain tient ensemble platonisme et christianisme. Apercevant ainsi comment la pensée de Simone Weil, qui à 19 ans intègre cette année-là l'Ecole normale supérieure de la rue d'Ulm, ayant reçu les leçons d'Alain, a pu être mise sur la voie de son propre équilibre. 

Ce chapitre contient une méditation du mythe d'Er le Pamphylien, qui termine la République. Laissé pour mort sur le champ de bataille, Er revient a la vie pour rendre compte de ce qu'il a vu dans l'Hadès, afin d'avertir les humains. "Ce qu'il a vu ? Le spectacle d'abord de la nécessité", note Alain; "mais surtout un jugement étrange, et qui commence par une grande voix qui dit : 'Dieu est innocent' ". C'est à l'homme de choisir sa vie, et de la choisir bien : tout le reste en découle.

"Par la vertu de ce conte, nos pensées sont debout", enchaîne Alain, égrenant quelques remarques. D'abord, "nos choix sont toujours derrière nous [...]" et c'est après coup que nous tentons d'en rendre compte, accusant au besoin le destin. "Et il est vrai que nous avons vécu des milliers de vies, et fait des milliers de choix, dont à peine nous sentons derrière nous la présence et ensemble l'absence, et l'inexplicable poids." Ce qui nous retiendra d'être balloté de contrariété en contrariété, ensuite, c'est savoir l'antériorité du choix. Mais comment y parvenir ? "A bien regarder, formule Alain, il dépend de nous de rassembler ces apparences du temps en une pensée hors du temps, ce qui est penser. Chaque moment est notre tout, et chaque moment suffit."

De la manière la plus inattendue,et néanmoins longuement préparée, on s'en rend compte, c'est la connivence de la pensée et de l'éternité qui fournit à Alain l'occasion de joindre le christianisme.
"Nos innombrables vies sont éternellement à nous. Cette grande idée a été développée par la révolution chrétienne, et cent fois reprise, jusqu'au mot de Spinoza l'immobile : 'Nous sentons et expérimentons que nous sommes éternels'."
Et de développer l'erreur du dualisme :
"Mais toujours nous voulons chercher l'éternel ailleurs qu'ici ; [...] ou bien nous attendons de mourir, comme si tout instant n'était pas mourir et revivre. A chaque instant une vie neuve nous est offerte. Aujourd'hui, maintenant, tout de suite, c'est notre seule prise.[...] Mais notre faute est d'essayer encore une fois la même vieille ruse, en espérant que Dieu changera."
La conclusion est évidemment du meilleur Alain :
"Que toi, lecteur, et moi, nous soyons dignes de Platon au moins un beau moment. Car cette présence de l'éternel et j'ose dire cette familiarité avec l'éternel, enfin cet autre monde qui est ce monde, et cette autre vie qui est cette vie, c'est proprement Platon. Et ce sentiment, que j'ai voulu réveiller, qui est comme un céleste amour des choses terrestres, ne sonne en aucun autre comme en lui."
C'est à la lecture du Timée, semble-t-il, tout autant que de la République, que Simone Weil devra de son côté son attachement à Platon.

* * *

Le mythe d'Er, traduit par B.Suzanne : lien.
Une réflexion sur les significations possibles du mythe d'Er, par M.-D.-N. Ruffo : lien.
Un site dédié à Alain : lien.
Un article d'A. Castel-Bouchouchi, "Le platonisme achevé de Simone Weil" : lien.

2 commentaires:

  1. On sent immédiatement à lire le texte d'Alain l'âge de celui-ci et le poids de l’histoire. Écrit en 1939, Alain a dans les 70 ans. Les tyrans de son texte se dissimulent entre les lignes sous les noms d’Hitler et de Mussolini; le passé de l'Europe est lourd d'une première guerre mondiale et d’une crise économique désastreuse tandis qu’une menace pèse sur son avenir proche. Un an auparavant, en mars 1938, annexion de l’Autriche ( Anschluss) puis en septembre, les accords de Munich signés entre autre avec la France abandonnent la Tchécoslovaquie à l’Allemagne nazie suite à la crise des Sudètes. Le présent devient éminemment précieux.
    Les réflexions d’Alain dénotent un retour sur une vie déjà accomplie et qui se scrute. Ainsi, entre autres, celles sur le temps - passé, présent, futur – qui ne sont pas des réflexions de nature purement métaphysiques mais que l’on sent marquées par l’expérience. De même celles sur les souvenirs, souvenirs dont l’on se montre si sûr plus jeune mais dont la buée du pare-brise arrière masque la netteté des années plus tard (art d’accommoder les restes de si nombreux hiers que nous traduisons au jour que nous nous les remémorons et qui sont chaque fois ni tout à fait identiques ni tout à fait autres). Également frappe cette interrogation sans réponse sur le pourquoi des orientations prises au cours de la vie, sur leurs incertains tenants comme leurs nécessaires aboutissants. Comprise au niveau individuel, cette dernière observation peut être également considérée dans le cadre historique de l’époque rappelé plus haut.
    A noter que des phrases d’Alain dans ce même texte telles que : « Il [le sage] n’ignore pas le plaisir du cœur, il y est pris et il s’en déprend » (alinéa 3) ou plus loin : « à chaque instant une vie neuve nous est donnée » (dernier alinéa) semblent faire écho à ce qu’écrivait sept ans plus tôt en 1932, dans le cadre d’une autre approche cependant mais avec un semblable allant, Gaston Bachelard: « Si notre cœur était assez large pour aimer la vie dans son détail, nous verrions que tous les instants sont à la fois des donateurs et des spoliateurs et qu’une nouveauté jeune ou tragique, toujours soudaine, ne cesse d’illustrer la discontinuité essentielle du Temps. » (L’Intuition de l’instant (éd. Gonthier Médiations p.15, 1966)

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    1. Intéressant, ce parallèle entre Alain et Gaston Bachelard ! A une génération de distance, ce sont deux provinciaux, chacun très personnel et entretenant avec l'Université un rapport très réfléchi. Il faudrait étudier chez chacun leur compréhension des conditions de l'accès à la connaissance, - épistémologie plus résolue chez Bachelard, plus diffuse chez Alain. Tous deux ont une perception aigüe du littéraire et de son pouvoir de pénétration : l'essai, sous une forme différente, est à l'honneur dans les deux oeuvres. Alain est certainement plus attentif, dans le détail, à la société qui l'entoure, mais avec une distance sceptique qui le retient de "s'engager" trop. Dans son approche des problèmes de l'éducation, Bachelard me semble moins conventionnel (moins IIIe République !)...
      En fait, les Onze chapitres sur Platon paraissent pour la première fois en 1928 : il faudrait donc voir davantage, dans sa pensée d'alors, l'impact de la grande guerre et de ses séquelles...

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