vendredi 6 juin 2014

La Conférence de Heidelberg (1988) : Heidegger, portée philosophique et politique de sa pensée :


Sous ce titre, se trouvent publiées (Lignes, 2014) les interventions de Jacques Derrida, Hans-Georg Gadamer et Philippe Lacoue-Labarthe, il y a un quart de siècle, dans l'amphithéâtre même où, en 1933, Heidegger prononça son fameux discours sur L'Université dans le nouveau Reich.

Jacques Derrida y insiste notamment sur le fait que le silence quasi complet de Heidegger sur l'extermination de masse, de par son apparence énigmatique, reste plus important pour la pensée que toute excuse qu'il eût plus tard esquissée, et qui n'aurait fait que masquer l'énormité de la chose. Plus important pour la pensée, car la question est plus originelle que la réponse. Mais pas seulement : car la question elle-même n'est pas originelle, elle est elle-même réponse à quelque chose de plus originel. Réponse à qui, à quoi ? peut-être à ce "oui" conceptualisé par Rosenzweig, oui proféré par rien ni par personne, et coïncidant avec l'exister lui-même.

Important politiquement, également. Parce que ce qui est en jeu, souligne Derrida, n'est autre que la responsabilité : avoir à répondre. Refuser de lire et d'enseigner Heidegger, au motif de sa compromission inexcusable avec l'hitlérisme et de son refus de prononcer après coup le nom d'Auschwitz, serait une erreur majeure, dressant un fait brut contre un fait brut, et soustrayant à la pensée l'urgence et la permanence de la question. Si la question doit rester ouverte - et si précisément le débat entre les trois philosophes n'aboutit à aucune conciliation - c'est parce que la pensée doit supporter l'épreuve de l'indécidable, en-deçà de laquelle le centre (le sens ?) du discours ne peut être aperçu. Agir, c'est avoir traversé (mais non supprimé) l'indécidable.

Le volume, présenté par Mireille Calle-Gruber, rassemble, outre donc les interventions revues par les trois philosophes, différentes questions et interventions, et plusieurs comptes-rendus contemporains, instructifs, parus dans la presse allemande. En outre, dans une brève mais important note liminaire évaluant l'actualité de ces textes en 2014, Jean-Luc Nancy met en place de précieux repères. Par exemple, il note la remarque restée inexploitée de Gadamer, disant que parler de "l'être" avec l'article "est déjà une falsification" : "être" sans article n'aurait pas mené Heidegger aussi loin dans la tentative d'élucidation d'un "oubli" où il voyait l'Occident censément dénaturé par le fait "juif" (ou devant être rendu à la pureté grecque, ce qui est dire la même chose autrement). La signification de l'Occident, ajoute-t-il, "n'a peut-être rien à voir avec une destinalité engagée par les seuls Grecs, mais tout à voir avec une histoire autre, intégrant des événements romains, judéo-chrétiens et "modernes", en un sens que Heidegger ne fut peu-être jamais vraiment capable d'appréhender."

Et Jean-Luc Nancy de conclure, de façon très derridienne : "Quel que soit le temps écoulé [depuis la conférence de 1988], une chose reste certaine et ne fait que se confirmer : il n'y a de sens à juger Heidegger qu'à la condition de juger avec lui nous-mêmes et notre histoire."

  • Présentation du livre, 4e de couverture et table, sur le site de Lignes : Lien

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire