Deuil national
Michaël Foessel souligne d'abord combien le deuil public, en l'espèce deuil national est bienvenu après un événement terrible comme Paris en connaît le 13 novembre 2015. Une forme de deuil vouée à réunir deux sentiments voisins mais distincts : le chagrin des proches des victimes, et la tristesse de celles et ceux qui de plus loin ont compassion à leur égard. Et d'évoquer le spontané, lent et combien touchant défilé, sur les lieux marqués par la violence, des visages recueillis, des mains posant bougies ou fleurs pour en faire autant "d'éphémères monuments". Et dans l'obscurité de ce deuil, quelle consolation collective ?
Nous ne disposons plus d’un Dieu pour nous consoler, pas même d’un chant susceptible de faire l’unanimité des voix. Aucun grand récit, fût-il celui de la République, ne suffit à dépasser l’ensemble des chagrins dans la certitude que les blessures seront toutes guéries.
Si donc le deuil national s'ordonne autour d'un certain nombre de signes officiels et de cérémonies, l'improvisation, la spontanéité sont encore de mise, mêlant parfois des objet surprenants, des inscriptions inattendues à des témoignages, comme de populaires ex-voto qui traduisent "le désir de répondre, malgré tout, à l'appel".
Cet "appel" qu'évoque en passant Michaël Foessel serait à creuser : qui appelle ? les disparus, les malheureux survivants traversés de sanglots ? Et qui appelle à quoi ? Au silence, à l'action, à la pensée ? A être avec ? Naguère encore on se découvrait, on mettait bas casquette ou chapeau, comme disant muettement "je ne suis rien devant vous, que le malheur a frappé." Aujourd''hui que ce signe a perdu signifiance, tous ces gestes minuscules, non codifiés, préservent peut-être ce contenu, pour qu'il subsiste et se transmette d'une génération à l'autre : nous, vivants, que sommes-nous devant vous, que la mort, que le malheur a frappés ?
Le discours de la guerre
Mais vite autre chose que le deuil parle pourtant, autre chose est dite. Presque aussitôt que les mots du deuil, c'est le discours de la guerre qui est lâché dans l'espace public, au risque de l'envahir . C'est que "ce discours donne en apparence un horizon plus tangible à nos chagrins, note Michaël Foessel [...] Le deuil durera trois jours [...], mais la guerre que nous devons mener est sans terme assignable."
Il faut donc faire attention à ce que le deuil et la guerre ne s'opposent pas comme "deux interprétations de l'événement". Que le second discours ne renvoie pas le premier dans l'insignifiance. Car s'il faut bien prendre des mesures urgentes devant une menace qui n'a pas désarmé, et peut-être même, avec tous les risques que cela représente pour notre espoir de vivre ensemble, entrer dans un "état d'urgence", il ne faut pas qu'on cesse de "[prendre] la mesure de ce qui a été perdu au cours de cette nuit insensée."
Le deuil "privilégie la tristesse et le besoin de la dire publiquement". C'est donc une action permettant de vivre une vérité sensible, une vérité du cœur, dans des formes collectives, mettant en jeu la cité, associant par là "la politique et le sensible, ce qui n’est pas une mauvaise manière de décrire la démocratie." A l'opposé,
Érigée en absolu, "cette interprétation ne s’oppose pas seulement à la première, elle la rend impossible." C'est que "le désir de consolation passe par des rapprochements imprévus que la prolongation de l’état d’urgence interdit." Puisqu'il est impossible bien évidemment de ne pas agir, de ne pas réagir, répondre à l'attaque en reprenant l'offensive apparaît comme le seul réaliste et sensé. Au risque de rendre le deuil ridicule, le chagrin humiliant. Et Michaël Foessel de conclure :La seconde [la guerre] considère que la douleur est d’abord une humiliation : au cours des attentats, seules la souveraineté, la force, la grandeur nationales auraient été blessées. C’est donc à elles de réagir en montrant que les Français sauront très bien (et très vite) atteindre une résilience qui les transformera en peuple armé.
Le problème n’est pas celui de la fermeté dans la réplique : les larmes des citoyens ne promettent aucun répit aux terroristes. Pour les combattre, nous avons besoin d’armes réelles, de lois et de procédures, certes, mais aussi d’un attachement inébranlable aux libertés qui ont été agressées. Parce qu’elles s’attardent sur ce qui a été si cruellement mis à l’épreuve, les puissances du deuil fondent cet attachement d’une manière plus sûre que les discours de guerre.
Puissance de la consolation
Cette puissance de la consolation, que déploie Le Temps de la consolation, un livre publié récemment par Michaël Foessel, celui-ci nous propose donc d'en voir plus que la dimension inter-subjective, et d'accepter sa nécessaire dimension politique. Pris en considération, relevé, honoré, ce désir de consolation qui est le nôtre aujourd'hui, qui livre toute la fragilité de l'homme et sa grandeur, nous ouvre un avenir en commun plus sûr, quelque action qu'il soit nécessaire d'entreprendre sans tarder, que le seul discours de la guerre.
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- L'article de Michaël Foessel dans Libération du 19 novembre : Lien
- Le livre de M.Foessel, Le Temps de la consolation, Seuil, 2015, présentation de l'éditeur et extrait substantiel : Lien
- Arrticle de Wikipédia sur Michaël Foessel : Lien
- Ecouter Michaël Foessel sur France Culture, le 25 novembre 2015 (45 mn) : Lien
- Les interventions de Michaël Foessel dans Libération : Lien
- Sur France Inter : Lien
Puis-je me permettre d’insérer un extrait littéraire parmi ces réflexions ?
RépondreSupprimer« Comme dans un voyage en chemin de fer, lorsque quittant les forêts et les collines vallonnées on se retrouve tout à coup au milieu d’une plaine aride, c’est ainsi que cela s’est produit, que nous sommes passés de la paix à la guerre, à cette différence près qu’ici il est plus difficile voire impossible de délimiter la frontière, de déterminer où l’une commence et où l’autre prend fin, car toutes deux sont imbriquées l’une dans l’autre et, contrairement au voyage en chemin de fer, en matière de guerre et de paix, tout se passe de façon imperceptible, on regarde par la fenêtre, c’est encore la forêt, les collines, on regarde une seconde plus tard et c’est déjà la plaine. » (Laslo Krasznahorkai : "Thésée universel",(1993). Trad. du hongrois Joëlle Dufeuilly, éd. Vagabonde, 2011 p.88)
Oui, nous n’avons pas vu …
Est-ce introduire une note d’espoir que d’ajouter en contrepoint cet extrait des Fragments posthumes de Nietzsche cité par Dorian Astor dans son "Nietzsche, La détresse du présent" (Folio essais p. 181)[voir note ci-dessous] :
« Une époque de transition c’est ainsi que tout le monde appelle notre époque, et tout le monde a raison. Mais non dans le sens où ce terme conviendrait mieux à notre époque qu’à n’importe quelle autre. Où que nous prenions pied dans l’histoire, partout nous rencontrons la fermentation, les concepts anciens en lutte avec les nouveaux, et des hommes doués d’une intuition subtile que l’on appelait autrefois prophètes mais qui se contentaient de ressentir et de voir ce qui se passait en eux, le savaient et s’en effrayaient d’ordinaire beaucoup. Si cela continue ainsi, tout va tomber en morceaux, et le monde devra périr. Mais il n’a pas péri, dans la forêt les vieux fûts se sont brisés mais une nouvelle forêt a toujours repoussé : à chaque époque il y eut un monde en décomposition et un monde en devenir. »
Cette nouvelle forêt nietzschéenne repeuplera-t-elle « la plaine aride » krasznahorkaïenne ?
Cet espoir fera fi du court terme, il va sans dire ; il est peu consolateur pour aujourd’hui. Toutefois, en engageant l’avenir, il ne peut être que mobilisateur de manches relevées.
Reste la question : Que faire ?
* Note: Cité dans une interview disponible en ligne et intitulée : Dorian Astor : « Du point de vue de Nietzsche, nous n’en avons pas fini d’être modernes » : http://philitt.fr/2015/11/11/dorian-astor-du-point-de-vue-de-nietzsche-nous-nen-avons-pas-fini-detre-modernes/