L'une des interventions les plus frappantes et celle de Myriam Revault d'Allonnes, qui nous invite d'emblée à revisiter la leçon de Hannah Arendt. Il s'agit en effet de "penser l'événement", selon l'expression de la philosophe germano-américaine, autrement dit, de penser ce qui nous arrive. Dans cette double expression, remarque Myriam Revault d'Allonnes, il y a la conjugaison de deux exigences : celle d'organiser et de construire une pensée, mais, seconde exigence, de tenir compte ce faisant de l'ébranlement produit par le contenu de l'événement.
Penser l'événement, ce n'est donc pas faire un commentaire indéfini, en boucle, le nez sur les faits et leurs circonstances. Et ce n'est pas non plus, à l'inverse, prendre une position de surplomb, énonçant des généralités qui dissoudraient cet événement particulier. Penser l'événement, penser ce qui nous arrive, c'est précisément penser la nouveauté de cet événement, son caractère inédit. Ce qui dans l'événement fait rupture avec ce qui précède, et qui faisant rupture nous empêche de le ranger dans une chaîne de causalités qui en dissoudrait la nouveauté. le réduisant à des schémas préétablis.
Il y a alors nécessité d'examiner si nos concepts, nos catégories politiques par exemple, sont encore adéquats, encore aptes à dire l'ébranlement qu'a suscité l'événement. Par exemple la guerre, pensée traditionnellement comme affrontement entre États, ne convient plus aujourd'hui, à l'évidence : on est confronté à des individus ou des groupes qui eux font la guerre. Mais parler d'opérations de police n'est pas non plus suffisant. Parallèlement,le débat entre les exigences de la sécurité et celles de la liberté est à clarifier :il faut donc de quelque façon renoncer à opposer ces deux perspectives, comme si une certaine sécurité n'était pas l'exigence minimale permettant d'exercer le droit à la liberté.
Il faut prendre aussi la mesure d'une certaine dislocation du lien social dont l'événement porte la marque ou la menace. La fragilité de nos sociétés étant précisément leur difficulté à faire du commun. Or la stratégie de la haine qui veut s'emparer de cette fragilité naît elle-même de cette fragilité, dans cette fragilité, dans cette difficulté de penser le commun.
Cette nécessité de penser l'événement doit nous conduire enfin à penser les affects correspondant à l'ébranlement ressenti, les affects qui sont engagés dans l'événement, ceux-là mêmes qui soutiennent la société démocratique. Pensant celle-ci non plus seulement en termes de procédures, de régimes de fonctionnement ou de partage du pouvoir. Il y a ici une dimension de profondeur anthropologique et affective dont il faut prendre la mesure. Il a été parlé d' "effroi" par le chef de l’État. L'effroi, c'est ce qui dans la tragédie grecque apparaît brusquement, manifestant la dislocation du lien social, et combien les catégories conventionnelles s'avèrent obsolètes.
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Ce discours de la méthode, en quelque sorte, de Myriam Revault d'Allonnes, ce rappel du déplacement opéré par Hannah Arendt dans la pensée du vécu, on remarque comme il est en phase avec les réactions les plus pertinentes qu'on a pu lire ou entendre à propos des attentats du 13 novembre. Un tourbillon d'idées, un brassage d'opinions, fondées ou non, ce n'est pas à proprement parler, si l'on veut tenir compte de l'exigence philosophique, une pensée...
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- Entretiens d'Auxerre 14e édition 14/11/2015 : l'enregistrement de la matinée consacrée aux événements du 13 novembre est disponible sur le site d' AUXERRE TV sous la forme de deux vidéos d'une heure environ. L'intervention de 5 minutes de Myriam Revault d'Allonnes se trouve dans la deuxième vidéo à partir de la 55e minute (attribuée par erreur à Héloïse Hérété) : Lien :
- Myriam Revault d'Allones sur France Culture : Lien
- "Hannah Arendt penseur de la crise", par M.Revault d'Allones, Études, septembre 2009. Lien
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