mardi 1 décembre 2015

Philosopher aoprès le 13 novembre : Frédéric Worms


Résister


"L'enjeu pour cette génération sera de résister" : tel est le titre de l'intervention de Frédéric Worms qui paraît sur les pages de Libération dès le dimanche 15 novembre au soir.

Qu'est-ce qui fait génération ? se demande l'auteur de cette tribune. Clairement l'événement fait génération, l'événement qui prend à partie, qui "nomme" et qui "somme". La génération de mai 1968 eut à assumer le lourd héritage d'aspirations égalitaires et libertaires dont l'horizon a paru s'éloigner à mesure que certaines d'entre elles entraient dans les faits. Mais aujourd'hui,
ce qui est nouveau, c’est que cette génération est atteinte, visée par l’événement.. Vous êtes là ? Vous ne faites pas génération ? Vous n’en avez pas conscience ?... On va vous dire. Vous êtes nos ennemis. Nous allons vous nommer (quoi, des «croisés», celles et ceux qui buvaient un coup sur la terrasse ?). Mais en face aussi, on va vous dire. Vous êtes une identité, menacée.
Il s'agit donc désormais, pour cette génération qui a plus ou moins 25 ans aujourd'hui, de résister à cette annonce fracassante, à ce panneau qu'un lui accroche dans le dos par violence. Identité fausse, mensongère. C'est à elle, non aux assassins, de trouver et de prouver ce qu'elle est, ce qu'elle se découvre, ce qu'elle se veut à la lumière de la douleur et du massacre, de la perte, de l'humiliation, de la souffrance. Arracher aux assassins la prétention de parler pour elle, reprendre la parole, reprendre l'initiative qu'on tente par la force de lui ôter.

En ce sens, il s'agit pour cette génération, poussée de force dans l'événement, de s'en décoller, d'en mesurer l'extérieur et par là-même, pour ainsi dire,  de "résister à l'événement", selon l'expression de Frédéric Worms. De résister à la violence confondante de l'événement, Mais pas seulement cette génération : car les autres générations, elles-mêmes convoquées par l'événement, ont à s'interroger sur leur propre volonté de léguer, de faire société, de faire monde avec cette jeune génération et de la reconnaître, de la connaître pour ce qu'elle est réellement.


Une génération du souci

Ils et elles n’étaient pas insouciants, celles et ceux qui buvaient un coup, qui discutaient le coup. Ce n’était pas la génération de l’insouciance [...] Ils et elles discutaient de tout et de rien. Mais derrière ces riens il y avait tout, la toile de fond, bien loin de l’insouciance : les images des réfugiés et le spectre des régionales, la guerre qu’on sait bien être là, et pas seulement là-bas, et la crise qu’on sait bien être ici, et pas finie. Ils et elles n’étaient pas insouciants. Comment l’auraient-ils été ? Contraste. Oui. Qui définit en partie nos générations, notre temps. La guerre, le climat, les déplacements humains, la transformation du langage et du monde sur les écrans.
Car pour autant, tout le monde ne fréquente pas les terrasses, ni les  salles dédiées aux "musiques nouvelles". Dans la même génération, bien des jeunes sont à part, et ce n'est évidemment pas pour tout le monde, hélas, que "Paris est une fête". Les assassins eux-mêmes sont issus de cette classe d'âge. Mais précisément, poursuit Frédéric Worms,

L’événement nous oblige. Il fait éclater ce déchirement [...], pas pour le détruire ; pour le rendre conscient ; pour en faire une orientation. Génération déchirée mais aussi orientée par l’événement. Obligée de penser sa division mais sans confusion. Même les relégués, les délaissés, même les assassins, qu’il ne faut pas laisser aux harangueurs.

Assumer le déchirement du monde et de soi


Tous, désormais, liés aux assassinés [...]. La guerre, l’injustice, l’inégalité ; et les cafés, avec les soucis, mais aussi les créations, les renouvellements, un bouillonnement, une génération, bien plus soucieuse mais aussi vivante, bouillonnante, que celles d’avant. Une incroyable génération créatrice, voyageuse, polyglotte, «interdisciplinaire».
L'important, insiste Frédéric Worms, est de ne pas tomber dans l'obsession. Une vive conscience est nécessaire, une vive intelligence du monde et de notre société telle qu'elle est aujourd'hui, c'est-à-dire dans le réel. Le deuil sera lourd à faire et lent à soulever, pour les proches des victimes, et celles et ceux qui de près ou de loin s'y sentent liés. Mais l'obsession n'apporterait rien, qu'un séjour prolongé dans la douleur, un piétinement, un abattement.
Mais prendre conscience de ce déchirement. Continuer, mais consciemment. Une chose peut-être désormais : assumer ce contraste et ce déchirement du monde et de soi, de la génération qui est là. Qui était déjà déchirée, mais ne le savait pas, qui, sans être obsédée, sera encore au café. Consciente des soucis du monde et de la fête du monde.  Le sens de l’événement va se cristalliser dans l’événement. Il en fait partie. Ne laissons pas dire qu’il est simple, homogène, unilatéral.
Car l'événement, conclut Frédéric Worms en terminant cette belle méditation, "c'est une signification". Et c'est aussi une interrogation. "Ne nous laissons pas, et par personne, confisquer la réponse". Et à cette génération meurtrie, "ne lui volons pas le droit et la force de dire, pour elle et pour tous, dans ce qui viendra et ce qui se fera, laquelle".

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  • Lire l'article de Frédéric Worms dans Libération du 15/11/2015 : Lien

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