samedi 9 mai 2015

Philosopher en France à la Libération


Qu'avons-nous fait de l'héritage de la Libération ?

Dialogue d'Adèle Van Reeth avec Frédéric Worms
sur France Culture, le 8 mai 2015 (notes retranscrites librement)

Une constatation : l'histoire imprime sa marque sur toutes les pensées, comme incitation ou comme épreuve.

Albert Camus


L'émission nous fait entendre la voix d'Albert Camus lisant à la radio son premier éditorial de Combat paru au grand jour, en 1945. Or la gloire de Camus est née pendant la guerre. En 1942 sont parus L’Étranger, Caligula et Le Mythe de Sisyphe. Avec une polémique liée à ce dernier livre, car la censure allemande a exigé le retrait d'un chapitre sur Kafka. Mais voici que cet auteur célèbre se révèle avoir aussi été résistant dans la clandestinité. A la Libération les deux facettes se rejoignent.

Ce que dit, avec beaucoup d'émotion dans la voix de Camus, cet éditorial, c'est qu'il s'agit maintenant de passer de l'espérance à la tâche commune, avec ce bref moment de la joie, qu'il faut bien sûr savourer. Albert Camus est conscient en effet des divisions reléguées au second plan dans l'action commune, il sait qu'elles vont reparaître dans les tâches de la reconstruction.

D'un point de vue philosophique, cet éditorial est emblématique. Camus - et Sartre également, dans son sillage - a été rangé sous le signe de l'absurde, c'est-à-dire du désarroi de l'homme devant un ciel vide de sens. Or voici que ce philosophe de l'absurde apparaît désormais comme l'homme de la liberté et de l'engagement... En effet, pour Camus le sentiment de l'absurde est un passage obligé, mais l'homme est demandeur de sens, et lui-même fondateur de sens dans l'engagement.

Jean-Paul Sartre


L'émission nous permet également d'entendre la voix de Sartre, exposant dans une conférence inaugurale de l'Unesco, en 1946, intitulée "Littérature et liberté", la nature même de la liberté concrète qui est la liberté de l'homme.

Le contexte historique est l'occasion d'éprouver la philosophie de l'existence de Sartre. 1946 est en effet l'année de L'Existentialisme est une humanisme, où il est précisé que chaque acte, chaque engagement engage le sens même de la liberté, et par ce fait engage toute l'humanité. Dans un monde privé de signification transcendante, l'homme reste libre, et cette liberté est celle de donner sens au monde tel qu'il est.

C'est dans ce sens qu'il faut comprendre cette phrase devenue  célèbre de Jean-Paul Sartre : "Jamais nous n'avons été plus libres que sous l'occupation allemande" Une phrase paradoxale au plus haut point. Or sous l'occupation, pour Sartre, le sens de notre engagement, et donc de notre liberté est évident. Bien sûr, c'est encore une liberté assez conceptuelle, et Sartre par la suite en cherchera des déterminations plus sociales, plus collectives, ce qui le rapprochera du marxisme. Mais pour lui la liberté est aussi une charge : nous sommes "condamnés à être libres".

 Jean Cavaillès, Georges Canguilhèm


Cette belle émission nous donne aussi à entendre Georges Canguilhèm faisant l'éloge de Jean Cavaillès, "résistant par logique", le 2 décembre 1945 à l'Université de Strasbourg.

"Je suis officier, fils d'officier, je continue la guerre avec les moyens à ma portée. Le reste, la politique, ne m'intéressent pas", avait-il répondu à ses juges. En réalité, Jean Cavaillès s'est rendu en Allemagne dans les années 30 comme nombre de philosophes, et à lu Mein Kampf  - comme l'a fait Simone Weil, semble-t-il, de son côté, Ce qu'il y a lu est pour lui inacceptable, c'est la négation même de toute philosophie. Il s'agit donc aussi de résister pour la pensée, pour l'universel. "Je n'ai pas passé l'aggrégation de philosophie pour enseigner Travail, famille patrie" dit-il encore.

Maurice Merleau-Ponty


Et Maurice Merleau-Ponty : "Nous avons appris l'histoire, et nous prétendons que nous ne devons pas l'oublier.... Ne devons-nous pas dépasser nos émotions pour en trouver la vérité profonde ?" écrit-il dans le premier numéro de la revue Les Temps modernes qui paraît en 1945. "La guerre a eu lieu", insiste-t-il. Bien sûr, c'est un écho au titre de Jean Giraudoux, La Guerre de Troie n'aura pas lieu (1935). Mais plus profondément, l'homme est désormais marqué par ses conditions historiques, et c'est là qu'il doit retrouver sa signification.

Et quant à la signification de la liberté pour l'homme, nous sommes dans un entre deux : ni transcendance, ni nihilisme. Autrement dit, dans l'absence d'une métaphysique absolue, on retrouve le sens de l'absolu dans les combats réels.L'acte du héros impose le silence, qu'il importe de respecter. Mais il faut aussi la parole (et donc la philosophie) pour l'interpréter. Le héros nous impose silence. Mais il détient la vérité de l'humain, et de cela il faut parler.

Avec Spinoza, philosophe de la nécessité,


Sartre  et Merleau-Ponty dessinent ainsi la silhouette d'un héros purement humain, qui n'est soutenu par aucune transcendance. Cavaillès, de son côté, pense le théorème comme acte d'un mathématicien. Et Canguilhèm voit le vivant comme un réseau de nécessités. A la Libération, la philosophie met désormais l'accent moins sur l'existence que sur la nécessité, à la suite de Baruch Spinoza, qui peut être dit à bon droit philosophe de la nécessité.

Nécessité ne veut pas dire résignation. C'est ainsi que le même Spinoza, indigné par l'assassinat des frères De Witt , partisans de la république, en 1672, voulut placarder sur les murs de La Haye une affiche intitulée  Ultimi barbarorum, « Les derniers des barbares ».

Aujourd'hui ?


Aujourd'hui nous sommes toujours dans cet après-guerre estime Frédéric Worms. L'horizon peut paraître sombre, mais cette orientation durement acquise nous porte encore. Le seul absolu qui compte désormais est cette orientation-là, qui naît d'une confrontation entre deux absolus, celui de la liberté et celui de la nécessité.

(Notes sous la responsabilité du transcripteur)
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  • "Qu'avons-nous fait de l'héritage de la Libération ?" Ecouter ou podcaster l'émission de 53 minutes, diffusée le 8 mai 2015 : Lien
  • Ultimi barbarorum, une intéressante mise en perspective : lien
  • Georges Canguilhèm sur Wikipedia : Lien  
  • Jean Cavaillès sur Wikipedia : Lien
  • Maurice Merleau-Ponty sur Wikipedia : Lien

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