jeudi 7 mai 2015

Kamel Daoud, ou le malheur d'être violent dans une société violente

<p><em>Meursault, contre-enquête</em></p>
Édition de 2013 par les Éditions Barzakh, Alger

On apprend que Kamel Daoud vient de se voir attribuer le Goncourt du premier roman : voir ICI la nouvelle.

On ne peut que s'en réjouir. D'abord parce que c'est un excellent roman, extrêmement bien fait, superbement écrit et organisé (Se reporter ICI à l'analyse qui en est fait sur ce blog)

Il y à une seconde raison, pleinement littéraire mais déjà philosophique : donner la réplique à Albert Camus était très difficile. C'est à ma connaissance la première fois qu'un écrivain se mesure avec L’Étranger de cette façon, et c'est une grande chose que de réussir d'un coup ce face-à-face..

Et puis, est-ce une lecture trop personnelle de Meursault contre-enquête ? C'est pour moi un livre qui parle du malheur d'être violent dans une société violente, d'être plongé dans des temps livrés à la violence.

Ainsi le travail de "décolonisation" de l'esprit se fait dans ce nouveau roman, me semble-t-il, non pas en rappelant qu'à une violence instituée répond nécessairement la violence des opprimés - violence contre violence - mais en allant plus loin. Il faut selon Kamel Daoud se hausser jusqu'au malheur d'être violent, d'être atteint et traversé soi même - et inévitablement modifié, diminué, profondément marqué par la violence, et par la nécessité qui fond sur nous, un jour du temps, d'être violent.

Et c'est précisément ce qui ressort en fin de compte de cette méditation du livre de Camus que fait Kamel Daoud. Loin d'être un plaidoyer en faveur de l'acte gratuit - le meurtre d'un inconnu à la manière du Lafcadio d'André Gide, un massacre aveugle comme dans Erostrate, de Jean-Paul Sartre ; loin même d'une simple illustration de la liberté vide et vaine offerte par l'expérience de l'absurde, qui est absence de signification pré-donnée du monde, L’Étranger est en fin de compte lui-même, dans la lecture en miroir qu'en fait Kamel Daoud,  un roman du malheur d'être violent, comme en reflet soi-même et produit d'une société coloniale injuste.
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  • Kamel Daoud dans Libération : Lien
  • Dans Le Nouvel Observateur : Lien
  • Dans Le Point : Lien

2 commentaires:

  1. En commentaire, juste un citation du livre de Kamel Daoud qui parle du malheur d'être violent dans une société violente:

    "Meriem. Oui. Il y a eu Meriem. C'était en 1963, l'été. Bien sûr que je me plaisais avec elle, bien sûr que, depuis le fond de mon puits, j'aimais son visage dans le cercle du ciel. Je sais que si Moussa ne m'avait pas tué - en réalité: Moussa, M'ma et ton héros réunis, ce sont eux mes meurtriers- j'aurais pu mieux vivre, en concordance avec ma langue et un petit bout de terre quelque part dans ce pays, mais tel n'était pas mon destin." (p 126).

    Le narrateur, devenu étranger à son tour, exclu de sa langue, errant sur sa terre, orphelin, privé d'une mère occupée à réchauffer le café du mort. Un homme étouffé dans un deuil sans fin, obligé de répondre à l'adjonction de la vengeance, ne pouvant rien retenir dans ses mains, condamné au monologue.

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  2. En complément de Guy Debord et de sa Société du spectacle, (voir article du 16 mai) je pense que l’on peut rouvrir avec profit La société de consommation de Jean Baudrillard, ouvrage paru trois ans plus tard (1970, chacun des livres encadrant les mouvements contestataires de 1968), notamment revoir sa réflexion sur la violence (et sa contrepartie la non-violence ; on sait comment chez ce post-structuraliste les contraires, ou ce qui semble tel, s’allient au sein d’une même entité socio-culturelle) qui nait au sein de la société de consommation , « société pacifiée et société de violence » car « ce n’est pas le spectre de la rareté qui hante la civilisation d’abondance, c’est le spectre de la FRAGILITE. » [C’est l’auteur qui souligne]. Ainsi précise-t-il : « C’est parce que nous vivons de l’idée traditionnelle de la pratique du bien-être comme activité rationnelle que la violence éruptive, insaisissable, des bandes de jeunes [mentions ici de divers mouvements de révoltes, émeutes, meurtres, survenus à son époque] nous apparait comme une manifestation inouïe, incompréhensible, contradictoire, semble-t-il, avec le progrès social et l’abondance. » Cette violence érostratique s’oppose à la réflexion commune sur les causes et les buts à caractère d’intérêt personnel du passage à l’acte (cette rationalité que saint Augustin voulait donner au crime au livre II des Confessions par exemple, ne serait-ce que le plaisir d’enfreindre la loi) et n’est pas analysée d’un point de vue moral mais comme une résultante, qui parait inéluctable, de l’évolution de nos sociétés d’abondance auxquelles nul « supplément d’âme » (mention ibidem d’un discours de Chaban-Delmas, alors premier ministre) ne pourra remédier. L’analyse de Baudrillard peut aider à éclairer d’autres passages à l’acte qui ont fait depuis la une de la presse : fusillade de Colombine (1999, Californie) et autres du même genre.
    Cependant, il va de soi que cette violence ici évoquée ne se rapporte pas à celle des personnages de fiction romanesque d’Albert Camus et de Kamel Daoud évoqués dans ce blog, personnages que l’on pourrait qualifier, compte tenu de leur situation historique, de colonialiste – Meursault – et post-colonialiste – Haroun –. Là, pourrait-on dire, l’absurdité n’est en effet ni le crime gratuit gidien, ni « l’acte le plus surréaliste qui serait de sortir dans la rue, revolver au point, et de tirer dans la foule au hasard » selon André Breton (ce qu’Albert Memmi trouvait parait-il, ridicule et scandaleux). Elle ne relève pas du processus de progrès technique et de la prolifération des biens matériels mais de l’arrivée à terme d’une période historique de domination directe de l’occident sur certains peuples et des conséquences, des échos, continuant encore à se propager telle une onde jusqu’à nos jours. Comment ne pas voir dans le roman de Camus la fin métaphorique de l’Algérie française vingt ans avant que soit proclamée l’indépendance de ce pays ? (le silence des juges à propos du meurtre lui-même et le passage à la trappe de cet « arabe » anonyme assassiné, esquive habilement la difficulté d’exprimer la confrontation des identités). Peut-on espérer que le roman de Kamel Daoud marque métaphoriquement la fin du malaise post-colonial d’ici une vingtaine d’années?

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