lundi 27 avril 2015

Violence, altruisme, mémoire à la lumière de la sociobiologie


Par Jean-Philippe Bernard

Pour mieux comprendre le sujet [de la violence et de la mémoire] (*), je crois qu'il faut aussi sortir de la philosophie de temps en temps. J'ai trouvé récemment des choses passionnantes en sociobiologie, et notamment concernant la sélection de groupe. Des statisticiens de talent (en particulier Hamilton et Price) ont permis de comprendre en quoi les animaux sociaux (au rang desquels l'homme est bien placé) qui vivent en groupe tendent à pratiquer l'altruisme. Mais cet altruisme comporte une composante de parenté et une composante de groupe, dont l'effet est multiple. Altruisme renforcé au sein du groupe, mais au prix d'une compétition intergroupes plus forte. En fait la paix au niveau inférieur se paye toujours par une certaine agressivité au niveau supérieur, sauf dans la mesure où le niveau supérieur a lui-même une structure plus large au-dessus !

On ne peut lutter efficacement contre la violence et contre ses formes les plus extrêmes (colonialisme, esclavage) qu'en reconnaissant d'abord le ferment de violence qui existe et existera toujours, non seulement au niveau de l'individu mais au niveau de tout groupe social. La négation de cette réalité ne peut amener que désillusions ou dérives tragiques. La grandeur d'une civilisation doit être de maîtriser et de canaliser cette violence latente, les philosophes ont une partition importante à jouer, pour autant qu'ils s'inscrivent dans une logique d'apaisement. C'est plus difficile mais c'est plus courageux.

Le travail de mémoire n'a alors de sens que s'il contribue à maintenir les consciences en éveil, sans pour autant nourrir le ressentiment : la voie est étroite. L'exercice est périlleux, car en cas d'indélicatesse, le résultat est pire que le remède.

Il est intéressant de noter que, même chez les grands singes, le manque d'altruisme de certains membres donne lieu à punition. Mais c'est alors la conduite déviante qui est sanctionnée, pas l'individu en soi. Le problème de la culpabilisation est qu'elle sanctionne l'individu, pas simplement ses actes, elle le sanctionne pour ce qu'il est ou ce qu'il est supposé être. Et le travail de mémoire est trop souvent manipulé à des fins de culpabilisation orientée ou ciblée.

Pour ces raisons, ne faut-il pas préférer le terme de "travail de mémoire" au terme de "devoir de mémoire", qui comporte une connotation morale forte, et pose bien d'autres problèmes? Doit-on sanctionner quelqu'un qui considère qu'il n'a pas à faire ses "devoirs"? Ou bien s'il ne les fait pas assez souvent ? Où situer la limite raisonnable ?

Ce qui est interdit c'est la falsification de la mémoire. Le reste devrait être, comme toute prescription morale, laissé au jugement de chacun et à l'approbation ou la réprobation du groupe, mais uniquement sur un plan moral. Le philosophe, s'il intervient ici, interviendra en moraliste, et non en philosophe...

Jean-Philippe Bernard
_______________________________
(*) Traité dans le cours de Frédéric Worms et Marc Crépon, 
  • Article Wikipedia sur "La sélection de parentèle" de Hamilton et Price : Lien
  • Présentation du livre Naturaliste, de Edward O. Wilson, qui popularise les recherches de Hamilton et Price en sociobiologie : Lien

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire