Peut-on caractériser brièvement la pensée de Jean-Paul Sartre ? Le tenter au moins, en partant de la célèbre conférence de 1946 ?
Je me demande si la difficulté de lire Sartre ne vient pas du fait qu'on chercherait à nouveau, auprès de lui, instinctivement, une définition de l'essence de l'homme. Alors qu'il est dans une dynamique toute différente.
- La démarche de Heidegger dans Sein und Zeit (1927) pourrait être caractérisée ainsi : déchiffrons l'exister de l'homme, dans ses conditions d'existence et dans le temps, et nous découvrirons peut-être ce qu'il en est de l'être (qui ne se dévoile pas spontanément), en dehors duquel rien ne serait. C'est la question célèbre à quoi se résume pour lui toute métaphysique : "Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ?"
- La démarche de Jean-Paul Sartre, qui pourtant s'y réfère, est différente : déchiffrons l'exister de l'homme et nous découvrirons peut-être, compte tenu de l'émergence de l'être et de son éclipse (néant, néantisation) comment nous comporter. Compte tenu aussi de l'absence de valeurs pré-déterminées. Comment donc, en situation assumer ou non le choix à faire, et la liberté totale qu'il me reste pour le faire - ou non (la mauvaise foi), ou encore choisir à rebours de toute justice évidente (le "salaud").
Il s'ensuit qu'on ne peut donc pas dire, comme on serait peut-être tenté de le faire : notre essence c'est d'exister. La formule "L'existence précède l'essence" s'entend autrement.
L'essence de l'homme, c'est ce que dévoile une contemplation patiente, méthodique et toute philosophique (phénoménologique) de l'existence. Par là-même, l'essence de l'homme, c'est le complexe exister + temps + finitude + situations + liberté + choix + risque + autrui (etc.) Nous sommes décidément très loin de La Nausée (1938) roman intéressant, mais dans une autre logique.
Pourquoi enfin l'expression "condamnés" à être libres ? Faut-il y voir une connotation de jugement, en fonction d'une instance légiférante ? Une injonction divine, en quelque sorte ?
Évidemment non. C'est du français, sans plus. Ma voiture est accidentée, je suis condamné à aller à pied. Ma bibliothèque a brûlé, je suis condamné à racheter les livres qui me sont vraiment indispensables. Ma vue a baissé, je suis condamné à porter des lunettes. Aucune loi divine ou humaine n'oblitérant ma conscience : je suis condamné à être libre.
Voilà ce que je crois pouvoir dire.
______________________________________
L’un des liens précise ainsi la notion de lâcheté, telle qu’elle se définit dans le vocabulaire sartrien : « Les existentialistes nomment « lâches » tous ceux qui ont besoin de trouver un aval pour assumer leur choix, quitte à se réfugier dans des prétextes irrationnels. »
RépondreSupprimerL’exemple d’un tel comportement en est donné dans la nouvelle d’Henri James, La Bête dans la jungle ( 1903) qu’adaptera au théâtre Marguerite Duras en 1962 (reprise au théâtre des Abbesses cette année dans une mise en scène de Célie Pauthe).
En résumé : « Un homme et une femme font connaissance. Ils s’étaient déjà rencontrés ; il pense s’en souvenir, elle s’en souvient très bien. Il lui avait alors confié son secret : il vit avec la conviction d’être promis à un sort mystérieux ; un événement extraordinaire, terrible peut-être, fondra sur lui un jour. Ils scellent un pacte étrange : elle sera la compagne de cette attente. Leur vie s’écoule, immobile, inquiète : la “bête” ne se montre pas. Mais – suggère James – n’aura-t-elle pas été, elle, cette femme, le destin qu’il n’a su saisir ? » (http://www.colline.fr/en/node/7389)
Attente stérile d’un quelconque Godot par cette sorte d’Oblomov qui confond sa vie et le divan dans lequel il enfonce son aveuglement et son indécision.
Et n’est-ce pas in fine le rôle que Sartre prête à la mort qui vient clore la pièce de transformer une vie en destin, en la circonstance, non la mort du protagoniste mais celle de son amie ?
Il vaudrait la peine d’analyser ici, à partir de ce simple exemple tiré de la littérature, en quoi la mort de l’Autre est susceptible de nous faire comparaitre, chacun d’entre nous, sensiblement et/ou intellectuellement , devant les instances légiférantes de notre propre conscience.
Lien passionnant avec la littérature. Il faut absolument que je lise cette nouvelle et cette pièce.
SupprimerCela évoque pour moi également Le K, nouvelle de Buzzati. Un navigateur interdit à son fils de prendre la mer, car il encourt le risque d'être poursuivi par un monstre marin, dont la rencontre serait fatale. Mais à la mort de son père, le fils ne peut faire autrement que prendre la mer, et il se trouve bientôt poursuivi par le K, qu'il réussi pourtant à distancer durant de longues années, jusqu'au moment où, épuisé, il échoue sur un récif. Le K lui dit alors : Pourquoi me fuyais-tu ? Je courais après toi dans l'espoir de t'apporter le bonheur !
Ces fables sont évidemment ambigües, et c'est pour cela qu'elles retiennent notre attention. La bête est-elle cette femme elle-même, ou n'est-elle pas plutôt cette situation inévidable où l'homme lie son sort à un "autre", indéchiffrable ? Le K apportait-il vraiment le bonheur, ou fallait-il entendre par bonheur la délivrance qu'apporte la mort ?
Un drame, une fable qui dissimulent sans la supprimer la dimension tragique de l'existence, et qui pour cela nous sont précieux, tant pour colorer l'imaginaire que pour orienter la pensée.
Merci.
Doit-on, peut-on adjoindre à la nouvelle d'Henri James et au K de Buzzati, le K de Kafka du Procès et le personnage similaire de la nouvelle titrée Devant la loi, personnage immobilisé au seuil d’une porte dont une sentinelle lui interdit le passage ? En effet, selon ce conte, après des années, alors que cet homme toujours resté dans l’attente est près de mourir et s’étonne de ce que nul autre que lui ne se soit jamais présenté devant cette porte, la sentinelle lui rétorque qu’en fait cette entrée était réservée à lui seul mais qu’elle va lui être maintenant fermée.
RépondreSupprimerEncore une fois, nous avons affaire à une attente dans l’inaction, laquelle condamne la vie au néant par une sorte de soumission vile, fille d’une volonté impuissante à faire émerger l’être de sa caverne et donc à exister. Peur d’affronter ses sentiments, d’affronter ce qui nous hante, d’affronter ce qui se dresse devant nous et nous arrête au nom de la « Loi », ou plus insidieusement, d’une morale restée sans examen et qui nous fait ombre.
A (ré)écouter sur France Culture, à la date d’aujourd’hui, 22 avril, l’émission Les Nouveaux chemins de la connaissance intitulée: "Qui fait la loi ? (3/4) : Les procès de Kafka" .