mardi 21 avril 2015

Hannah Arendt en France, une invitation à penser l'éthique autrement


Par Jean-Philippe Bernard

Je me demande s'il ne faut pas relier l'évolution de la réflexion éthique dans les années 60 avec la contribution majeure d'Hannah Arendt.

Les philosophes de l'action [Sartre, Camus...] n'ont en effet pas encore pris beaucoup de recul par rapport à la guerre, ni par rapport au communisme... Et même si on a déjà sans doute une certaine idée d'un degré d'horreur inhabituel atteint pendant la seconde guerre mondiale, il a fallu du temps pour se poser la question de la violence sous un jour nouveau, à savoir : y a-t-il une limite à la violence? Y a-t-il des crimes impardonnables? Les criminels qui commettent ces horreurs sont-ils des monstres?


Jean-Paul Sartre, Albert Camus...


Sartre n'a pas posé ces questions, peut-être parce qu'il était focalisé sur l'action, et sur la lutte contre le colonialisme. La notion de monstre n'est pas pertinente pour lui, me semble-t-il, puisqu'il n'est pas intéressé par la notion de nature humaine (le monstre étant le non-humain). Et il ne pouvait admettre que la violence soit déclarée "hors-la-loi", puisqu'elle était l'instrument de la lutte politique. Camus ne l'a traitée qu'implicitement, en considérant que la violence n'était pas excusable en tant que mobile politique (a fortiori certainement pas la violence nazie). Peut-être supposait-il (L'Homme révolté) que tout homme porte en lui une part de violence, et que le risque majeur est celui d'une "révolution" qui étouffe la révolte par le canal d'une violence institutionnalisée...  Débattre du niveau d'acceptabilité de la violence n'a alors pas de sens.


Hannah Arendt...


Hannah Arendt publie Les Origines du totalitarisme en 1951. Mais c'est sans doute le suivi du procès d'Eichmann, avec une série d'articles en 1963, qui amène à poser de la façon la plus crue la question de la banalité du mal. L'essai de 1951 porte sur la genèse politique du totalitarisme, celui de 1963 , Eichmann à Jérusalem, sur le fondement humain de la monstruosité. Je ne sais pas si les philosophes de l'action se sont intéressés à son approche, qui a dû faire beaucoup de bruit cependant, et notamment au sein de sa propre communauté, qu'elle n'a pas épargnée.

... Emmanuel Levinas


Je peux imaginer alors que la démarche de Levinas devient logique, consistant à reposer la question de la violence absolue et dans l'absolu, et donc de la possibilité de lui trouver une réponse absolue, par l'éthique. Ce n'est pas que Sartre et Camus ne se soient pas souciés d'éthique, mais c'est que Levinas lui fait jouer un rôle totalement nouveau, parce que transcendantal. Sartre niait toute transcendance, et Camus pensait peut-être que la transcendance était la nature humaine elle-même.

Jean-Philippe Bernard
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  • Les Origines du totalitarisme, un bilan critique de l'historien Michel Winock : Lien
  • Sur la notion de "banalité du mal", une réaction (2012) de Nicolas Weil à la critique adressée par Claude Klein à Hannah Arendt : Lien
  • De Paul Celan, le poème Todesfuge (1945) en allemand, en français.

3 commentaires:

  1. A noter que Imre Kertész porte en exergue de son livre "Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas" un extrait de l’avant dernière strophe du poème de Celan, Todesfuge :
    “… streicht dunkler die Geigen dann steigt ihr als Rauch in die Luft
    dann habt ihr ein Grab in den Wolken da liegt man nicht eng”
    Il en fera d’autres citations au cours de son livre; ainsi,:
    « der Tod ist ein Meister aus Deutschland, sein Auge ist blau, la Mort est un maître allemand aux yeux bleus qui peut venir n’importe quand, te trouver n’importe où, il te vise et ne te rate pas, er trifft dich genau.» (éd. Babel n°609, p. 72), accordant précise-t-il « une signification symbolique à cette façon de voir » pour confesser ensuite qu’après Auschwitz il ne vivait pas tout à fait, il vivotait : « oui, je survivais pour être précis » (ibid.)

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    1. Oui, important ce lien avec Imre Kertész. On voudrait en savoir davantage sur son livre et sur lui, PERMI4 ?

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    2. Délicat de parler des écrits de Kertész tous voués, condamnés en quelque sorte, aux extrêmes d’une pensée, fruit talé par l’expérience des gouffres.
      Comment se défaire soi-même, avant même de seulement commenter ce type d’œuvre, en simple lecteur de ces rescapés, de la mise en garde de Dante inscrite au vestibule de l’Enfer : « Vous qui entrez, abandonnez toute espérance ». Car c’est un fait que c’est à cela même que le lecteur est confronté : lire sans l’espérance de comprendre, ou si peu, ou si mal, aveuglé qu’il est par cette lumière noire qui émane du récit.
      Et l’expression de Dante se trouve, à la réflexion, confrontée au cynisme de l’inscription: « Arbeit macht frei » qui figure (toujours) sur les grilles d'entrée des camps de concentration, des camps de la mort, d’Auschwitz mais également de Dachau. Bien sombre clarté .
      Toutefois, autre paradoxe émanant de la plume même de l’écrivain et venant en contradiction de ce qui est plus haut exprimé : « ce qui est réellement irrationnel et n’a vraiment pas d’explication, ce n’est pas le mal, au contraire : c’est le bien » (Kaddish pour l'enfant qui ne naitra pas, Babel, p.53)
      Voilà qui prête à réflexion.

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