lundi 26 janvier 2015

L'événement, le lisible et l'illisible selon Frédéric Worms


Qu'est-ce qui constitue l'événement ? se demande, dans sa chronique du 23 janvier 2015 parue dans Libération, Frédéric Worms. Serait-ce une date, le 7 janvier, et son jeu de miroirs avec le 11 septembre ? Sont-ce deux dates, le 7 janvier, meurtres et violences, et le 11 janvier suivant, union et levée d'une nation pour la liberté ?

A ce compte, l'événement se conterait par stupeur, illusion et désillusion. Car compté ce peuple-tel qui est quasi-spontanément Charlie, ce peuple-autrement qui est si peu Charlie, dans quel extérieur se trouverait-il désormais ? A moins que l'événement soit tout cela, indissociablement : ce qui a rendu possible la violence, ce qui a rendu possible également cette levée des foules contre la violence, ce qui a fait que l'unanimité n'aurait pas eu de sens, et que seul fait sens cette cohésion imparfaite, partielle... et les réflexions tendues, attendues, inévitables (ou qu'on aurait pu éviter). Et ce reste de stupeur, dont il n'est même pas sûr qu'il faille s'en défaire, et avec lequel il faudra bien travailler - comme le rappelle avec force Avital Ronell.

Dans le temps linéaire que nous concevons et que pratique notre existence,  l'événement inscrit donc bien un avant et un après, concède Frédéric Worms. C'est même en quoi il mérite ce nom d'événement. Et si du même coup l'événement s'inscrit en faux contre le déjà-pensé, rien désormais n'est plus extérieur à l'événement. Tout se passe comme si l'ordre imparfait du monde se refermait sur lui pour l'intégrer dans son ordinaire.

Et nous ne manquons pas en effet de chroniqueurs avisés nous remettant en mémoire les violences et massacres qui ont désolé telles générations et la nôtre. Mais à trop suivre ces historiens, on pourrait retomber dans le déjà-pensé. Or puisqu'il importe de penser à nouveau, il faut garder assemblé (fût-ce dans la stupeur) tout ce qui à propos de l'événement apparent tient à lui indissociablement : les faits, leurs causes et conséquences, les discours esquissés, attendus, ratés, et parfois (je pense aux adieux à Tignous) exceptionnellement lumineux, apportant dans cette raréfaction du sens la grâce d'une anticipation du sens, anticipation héroïque et mystérieuse parce qu'évidemment et définitivement humaine.
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  • Lire l'article de Frédéric Worms dans Libération du 23 jenvier 2015 : Lien
  • Discours de Christiane Taubira lors de l'hommage à Tignous, vidéo de 14'  : Lien

2 commentaires:

  1. Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.

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  2. Événements de janvier, événements de novembre, et nous voilà à nous tourner en tous sens pour retrouver notre centre et notre équilibre face à l'insensé. Le philosophe Alain fonde le discours dont un extrait ici, sur deux notions somatiques, "bêtement" somatiques, que sont l'éveil et le sommeil. En effet, celles-ci ne touchent-elles pas le règne animal en grande partie et l'animalité de l'homme au premier chef. Or, en habile pédagogue, Alain fait dériver ces notions vers la réflexion philosophique; a posteriori pour quiconque d'entre nous, cela semble frôler la banalité si l'on ignorait qu'il s'adresse ici à de jeunes lycéens, jeunes lycéens que nous ne cessons d'être face à l'inattendu du monde et de l'activité humaine (et inhumaine) étant donné que ces notions sont, à proprement parler, à la base de toute réflexion, et philosophique notamment.

    " Il y a des événements qui interrogent violemment tous les hommes, et qui exigent d’eux une réponse ; des événements qui n’attendent point et qu’on ne pouvait attendre ; des événements qui éclairent le passé et l’avenir comme l’incendie éclaire la rue ; et cette lueur-là aussi éveille tous les hommes, les chasse tous de leur repos, et soudain disperse leurs rêves ; il faut qu’ils agissent, il faut qu’ils se prononcent, il faut qu’ils pensent, en débandade. Alors, comment voulez-vous qu’ils pensent ? Ils dormaient, et les voilà jetés dans la foule, et déjà emportés. Alors ils regardent leurs amis et leurs ennemis, la tranquillité de leur maison, et toutes sortes d’images confuses, par quoi ils se décident enfin à hurler pour ou contre, le long de la rue mal éveillée. Et des opinions comme celles-là sont réellement des rumeurs dans la nuit, des rumeurs de déroute dans la nuit. Trouver le vrai ainsi, par hasard ; quelle triste victoire ! Une erreur du grand Descartes était plus vraie que cette vérité-là."

    Alain, Les Marchands de sommeil. Discours de distribution des prix au Lycée Condorcet en 1904. En ligne à l'adresse suivante le discours complet : http://classiques.uqac.ca/classiques/Alain/les_marchands_de_sommeil/les_marchands_de_sommeil.html

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