vendredi 12 décembre 2014

Alain et l'épreuve de la première guerre mondiale

La guerre ? J'ai beau scruter, je ne vois point chez Alain la ferme doctrine qu'on dit à cet endroit. Je vois que le sujet l'agite beaucoup, avant et après. Avant, parce que les humeurs bellicistes et revanchardes ne manquent pas. Après, parce qu'il a fort à faire (selon moi) à démêler les pensées confuses qu'il rapporte de la terrible expérience (août 1914 - mai 1916).

Alain ne se plaint pas, mais il ne plaint non plus personne. Qu'allait-il faire dans cet engagement, où nul autre que lui-même ne l'appelait au front ? Défense d'un idéal ? scrupule de l'intellectuel ? solidarité avec les petits ? On ne le saura pas. Il parle de "nécessité": je crois quant à moi qu'il voulait faire cette expérience. L'eût-il manquée, il en aurait gardé l'incessant regret.

C'est qu'il a gagné le droit de parler en connaissance de cause. Avant la guerre, rebelle à cette violence monstrueuse des hommes. Après, un peu plus sourd qu'avant, sans doute (c'est le tribut des artilleurs) et par ailleurs blessé; il est franchement, massivement et carrément pacifiste. D'un pacifisme qui fera école parmi ses élèves, admirateurs et admiratrices. Dont fera partie Simone Weil.

Je ne vois pas non plus qu'Alain ait cherché à distinguer entre guerre et guerre. En cela, peu aristotélicien. Guerres coloniales, comme celle du Rif (1920-1926), où il s'agit de réduire la rébellion de peuples colonisés ? Guerres civiles déclenchées par l'armée contre une République régulièrement instituée, comme en Espagne (1936-1939) ? Tout ce qui est guerre mérite sa réprobation. Comment les gens s'en tirent lorsqu'ils sont opprimés, attaqués, acculés, ce n'est pas le sujet de son étude.

Car il y a étude, cependant. Et quelle étude, que Mars ou la guerre jugée, et les multiples propos où il revient sur le sujet ! Parmi les causes qu'il décèle, il s'attarde définitivement aux muscles et aux nerfs qui tirent l'homme vers l'action forcenée. Quant à l'esprit, c'est la violence avec laquelle on traite soi-même qui rejaillit à l'encontre de l'autre. Après avoir été en effet, pour les besoins de la démonstration, du stoïcisme à l’épicurisme, traversant de Platon à Aristote en passant par Diogène le cynique et saluant de près Spinoza, il atterrit toujours chez Descartes, où il s'ancre fermement. Les passions de l'âme sont causes de nos emportements. Qu'on les tienne en bride, et la raison prenant le dessus, on pourra songer à quelque république kantienne, sinon idéale, du moins vivable, c'est-à-dire : humaine. 

La leçon mérite qu'on relise Alain, sans doute. Et que l'on goûte ce faisant l'inimitable prosateur, un des grands philosophes purement lisibles - quelque reproche qu'on sera tenté après coup, à son corps défendant, de lui faire.
____________________________
  • Aborder Mars ou la guerre jugée, Lien
  • Analyse de Mars ou la guerre jugée : Lien
  • "Qu'as-tu appris à la guerre ?" Les réponses d'Alain (vidéo de 1 mn 40) : Lien
  • Notice sur Alain dans l'Encyclopédie de l'Agora : Lien
  • Visiter le site des Amis d'Alain : Lien
  • Le dernier des Propos d'un Normand (1er septembre 1914) : Lien
  • Lettres de guerre d'Alain récemment publiées : Lien
  • Alain, Manifeste au peuple allemand (1916) : Lien
  • Alain, De quelques causes réelles de la guerre entre nations civilisées (1918) ; Lien

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire