lundi 15 décembre 2014

Alain et la guerre : une ivresse de liberté ?


Pour illustrer la variabilité, qui me frappe, d'Alain sur la guerre, je prends un brillant Propos daté du 3 avril 1911 : il apparaît au n°42 des célèbres Propos sur le bonheur (1925 puis 1928). "Agir" en est le titre. (Attention : il s'agit d'une réflexion antérieure à l'expérience personnelle de la guerre - mais jamais désavouée).

"On veut agir, on ne veut pas subir"


Comme le titre du morceau l'indique - "Agir" -, c'est une réflexion sur l'action qu'entreprend Alain, ou mieux : l'action et l'homme. "On lit partout que les hommes cherchent le plaisir", argumente Alain ;"mais ce n'est pas évident ; il semble plutôt qu'ils cherchent la peine et qu'ils aiment la peine." Coureurs, boxeurs et autres sportifs en sont témoins : ils trouvent leur bonheur dans la peine. N'allons pas dire pour autant qu'il y aurait là plaisir. Car plaisir et bonheur sont "deux choses... aussi différentes que l'esclavage et la liberté."

"Il n'est rien de si agréable qu'une victoire difficile", poursuit Alain. "Personne n'aime sentir la nécessité. Mais aussitôt que je me donne librement de la peine, me voilà content." Illustrations par Hercule et ses travaux, par l'avare, par le collectionneur, par l'enfant dans ses jeux. "On veut agir, on ne veut pas subir."

"Ce qui plaît dans la guerre, c'est qu'on la fait"


Puis sans transition, on est au sujet de la guerre :
Je crois assez que ce qui plaît dans la guerre c'est qu'on la fait. Il y a une liberté évidente de chaque homme, dès qu'il est armé [...] Aussitôt que [les hommes] sentent leur liberté, ils entrent dans une vie nouvelle et y prennent goût.
Il y a bien l'objection, énorme, de la mort. "Craindre la mort, il le faut toujours, et l'attendre, et enfin la subir. Mais celui qui va au-devant d'elle et l'appelle en quelque sorte en champ clos, celui-là se sent plus fort qu'elle." Et d'ajouter :
C'est cette ivresse de liberté qui fait comprendre la guerre et toutes les passions. Une peste est imposée ; une guerre est comme inventée, à la manière des jeux.

Parce que justice est difficile, la paix sera


Comment donc, si tout cela est vrai, sortir du cercle ensorcelé de la guerre ? Faudra-il faire craindre la mort ? Assurément non.
Il me semble que la prudence n'est pas un gage de paix qui suffise ; c'est par l'amour de la justice que l'on supporte la paix ; et c'est parce que la justice est difficile à faire, plus difficile qu'un pont ou qu'un tunnel, c'est pour cela que la paix sera ; seulement pour cela.
Elle est étonnante, cette prophétie d'Alain, cette vision de la paix qui s'impose à lui, plus forte que le scepticisme qu'on lui prête souvent quant aux capacités de l'homme à se grandir et à se régénérer. Prophétie démentie peu d'années plus tard, si l'on veut bien, par les faits, et même doublement : Alain meurt en 1951, ayant connu les deux guerres mondiales.Mais il est de la nature de la prophétie de subsister par-delà les faits qui la voudraient éteindre.

Et le Propos est bouclé : on veut agir, on ne veut pas subir. Et c'est ainsi qu'en définitive, l'optimisme prend le dessus chez Alain sur le pessimisme : il y aura toujours, parmi les hommes, de quoi alimenter le goût du plus difficile, qui est de faire triompher la paix sur la guerre.
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  • Aborder Propos sur le bonheur, d'Alain : Lien
  • Propos sur le bonheur, texte d'une conférence de G.Pascal : Lien
  • Alain, On Happiness, une présentation en anglais : Lien
  • Ainsi parlait Alain, évocation par plusieurs témoins, vidéo 1 h 24 : Lien
  • Etienne Gilson, "Propos sur le bonheur", une conférence à l'Académie française de 1970 : reprenant le titre d'Alain sans se reporter à l'oeuvre, pour Etienne Gilson le bonheur est inséparable de la recherche de la vérité : Lien

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