lundi 8 décembre 2014

Maria Zambrano dans 'Europe', tout un dossier en guise d'introduction


Une douzaine de livres traduits depuis 25 ans, mais peu d'études en français sur Maria Zambrano (1904-1992) : le numéro de la revue Europe qui lui est dédié (novembre-décembre 2014) devrait permettre une meilleure approche de cette importante philosophe espagnole. Si son œuvre a été peu diffusée en dehors de l'aire hispanophone, l'Italie exceptée, c'est d'abord parce qu'elle est contemporaine de recherches philosophiques qui, en France, s'élançaient avec vigueur dans d'autres luttes, vers d'autres enjeux. C'est aussi parce qu'exilée volontairement d'Espagne au moment de l'écrasement de la république espagnole, elle refusa toujours de revenir dans ce pays dominé par la dictature, ne s'y rendant que tardivement, en 1984, et y recevoir en pour recevoir le prix Cervantes. D'autres grands noms, comme José Ortega y Gasset, son maître, ou Xavier Zubiri, l'autre de ses professeurs de Madrid qui l'on le plus marquée, ont pu éclipser longtemps le nom de Zambrano.

Dans ce beau numéro d'Europe, deux prises de vue générales de la vie et de l’œuvre, étroitement mêlées, se croisent et se complètent. Celle qui ouvre la revue, de Laurence Breysse-Chanet et Jean-Baptiste Para, sous le titre "L'Aurore, l'exil et l'espérance"; et "Les Germes de vérités naissantes", un entretien avec Elena Laurenzi, spécialiste italienne de Maria Zambrano. Les thèmes biographiques s'y entrelacent avec les axes de la pensée, qui en est inséparable : un enracinement espagnol, une famille catholique et socialiste, un engagement au service de la République, l'exil au moment de son écrasement par la dictature franquiste, épreuve de "dénaissance" qui devait durer quarante ans.  Dans ses travaux, elle poursuit l'ouverture procurée à la philosophie en Espagne par Jose Ortega y Gasset, notamment en enracinant dans les "entrailles" la "raison vitale" thématisée par le maître... Sa pensée est toujours en quête d'une cohérence avec la dimension religieuse au sens large, dans l'axe d'Augustin, lisant Saint Jean de la Croix et la mystique iranienne, sans décoller jamais de la réalité humaine, grâce à son attachement à  la réalité indépassable de la poésie. Selon Elena Laurenzi,
Maria Zambrano avait une foi profonde dans la transcendance de l'homme, c'est-à-dire dans le genre de vérité qui est en lui, et dans sa vocation à une perpétuelle quête de soi et à un incessant processus de naissance. Elle disait que l'homme est la créature qui endure la transcendance, parce qu'à la différence des autres créatures, il ne lui est pas donné de "reposer dans son être". Il doit au contraire, en vivant, se révéler à lui-même.[p.28]
Parmi tant de thèmes frappants, citons le rapport de l'homme à son destin. Elena Laurenzi écrit à ce sujet :
Ortega disait : "Je suis moi et ma circonstance", entendant par là qu'on ne peut jamais faire abstraction des circonstances concrètes de la vie, et que le salut passe par la capacité de "sauver" ses propres circonstances, de les "racheter" - ce qui ne veut pas dire qu'on s'y adapte, mais qu'on les prend en charge. A ce propos, Maria Zambrano parlait d'apurer le destin [...] Le destin doit être vécu en le "vérifiant", ce qui signifie que nous ne devons pas le subir, mais le vivre dans la dimension de la transcendance. [p.29]
On lira également un article de Jacques Ancet, en français l'un des traducteurs importants de Maria Zambrano, et bien placé pour analyser chez elle la notion de raison poétique ; un autre de Juan Fernando Ortega Munioz, biographe et directeur de la Fondation Maria Zambrano... mais il faudrait tout citer. Le numéro fait appel à des témoins de l'époque ayant bien connu la philosophe : Octavio Paz, Jose Angel Valente, José Lezma Lima... Hors ces 17 apports et contributions, huit textes de Maria Zambrano elle-même achèvent de donner le ton. Le plus saisissant est sans doute "L'Espagne sort d'elle-même" (janvier-février 1939), dont voici le début :
Par les passages des Pyrénées, la foule arrive, interminable, comme le sang qu'un coeur terrifié enverrait à grands coups. La foule a la couleur de la terre, la couleur des bois vaincus, des chênes cassés à coups de hache ; c'est la terre elle-même qui se met en marche, arrachée à ses fondements ; c'est la matière de l'Espagne, sa substance, son fond ultime, ce qui arrive, ce qui avance, ce qui attend, dans ce terrible matin gris, vidé de Dieu, sur la longue route qui mène au Perthus. [...] Ce qui se passe n'a pas de nom, c'est si terrible qu'on en a oublié l'ennemi. Pourchassés, qui fuyons-nous ? Le ciel et la terre se sont vidés, et derrière nous, dans notre dos, une immense force obscure nous pousse [...][p.41]
* * *

Maria Zambrano eut bien conscience de faire une oeuvre, conservant soigneusement l'ensemble de ses écrits au hasard de ses errances. On a dit combien elle se sentait éloignée de nombreuses recherches philosophiques de son temps, également étrangère aux constructions existentialistes, à ses yeux déduisant le désespoir de prémisses solipsistes, à la dialectique marxiste... Cependant, un rapprochement ne serait-il pas à tenter avec Simone Weil, sa contemporaine ?
_______________________________________
  • Visiter le site de la Fondation Maria Zambrano : Lien
  • Evocation de la figure de Maria Zambrano à l'occasion de sa mort en 1991(esp., video 13 mn) : Lien
  • Discours de Juan Fernando Ortega Munoz au IIIe Forum (2013) Maria Zambrano (esp., video 13 mn) : Lien

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire