vendredi 26 septembre 2014

Herbert Marcuse, 'Eros et civilisation, contribution à Freud'

Quelles possibilités de libération intellectuelle et instinctuelle
au sein d'une civilisation industrielle avancée ?


Des deux livres phares de Herbert Marcuse, Eros et civilisation, paru le premier à Boston en 1955, est traduit aux éditions de Minuit en 1963. La préface (1955-1961) de l'auteur avertit d'emblée qu'il s'agit de penser psycho-sociologiquement l'époque moderne, pour cette raison que ces catégories sont inséparables désormais de la politique.
Les processus psychiques qui furent autrefois autonomes et privés sont en train d'être absorbés par le rôle de l'individu dans l’État, par son existence publique. Par conséquent, les problèmes psychologiques se transforment en problèmes politiques. [p.9] (*)
Il importe par conséquent de "développer le contenu sociologique et politique des catégories psychologiques." Dans tout cela, on peut reconnaître une méthode héritée pour l'essentiel de l’École de Francfort, où Herbert Marcuse a enseigné brièvement en 1942, avant de se replier à Paris devant la persécution nazie puis d'émigrer aux États-Unis.

Vers une 'civilisation non-répressive'


Mais il s'agit ici plus particulièrement de réfléchir à l'idée d'une civilisation non-répressive. Théoriquement, l'état de la science et de la technique devrait en permettre l'avènement, mais on le constate, poursuit Marcuse, la réalité est inverse : "ce même développement est utilisé dans le but opposé, [...] il est utilisé pour servir les intérêts qui prolongent la domination." [p.10] Il faut donc penser les modes d'accession à une nouvelle étape de la civilisation comme possibles : il ne peuvent consister, selon l'auteur, qu'en une "subversion de la civilisation traditionnelle, [par] la libération de besoins instinctuels et de satisfaction qui étaient demeurés jusque là tabous ou refoulés."

Dans cette voie, Herbert Marcuse avance la notion de sublimation non-répressive. "J'entends par là que les pulsions sexuelles, sans rien perdre de leur énergie érotique, dépassent leur objet immédiat et érotisent les situations non-érotiques et anti-érotiques entre les individus, et entre eux et leur milieu." [p.12] Ce que l'on constate, en effet, c'est qu'au contraire "le principe de réalité étend son pouvoir sur Eros", vérifiable par " l'introduction méthodique d'éléments 'sexy' dans les affaires, la politique, la publicité, la propagande etc." L'augmentation de la répression est un signe à bien interpréter : "la séparation féroce, et souvent méthodique, entre la sphère intellectuelle et la sphère instinctuelle, entre le plaisir et la pensée."  "La lutte contre la liberté de pensée et de l'imagination est devenue un instrument puissant du totalitarisme, qu'il soit démocratique ou autoritaire."[p.13] La culture de masse introduit des bienfaits réels pour l'individu, tant dans le labeur que dans le divertissement. Mais ce même individu évolue néanmoins dans "une société qui l'organise contre sa propre libération.",

Une certaine lecture de Sigmund Freud


On a donc affaire avec Eros et civilisation à une recherche puissamment en prise avec la société contemporaine, recherche où les binômes répression/libération, individu/société, domination/esclavage, même s'il s'agit d'en articuler subtilement écarts et dépendances, sont considérés comme clairs et évidents. Les outils principaux, empruntés à la pensée freudienne, en sont les concepts de refoulement et de sublimation : mais il semblerait que Malaise dans la civilisation, l'un des essais de Sigmund Freud les plus éloignés de son expérience clinique, en soit la référence principale. "Contribution à Freud", certes (comme l'annonce le titre), mais dans le sens particulier des considérations sur la société occidentale que l'auteur du Malaise développe au lendemain de l'effroyable boucherie mécanisée de la Grande Guerre.

Marcuse écrit [p.100] :
Selon Freud, la civilisation commence par l'inhibition méthodique des instincts primaires. On peut distinguer deux modes d'organisations instinctuelles : a) l'inhibition de la sexualité, permettant des relations collectives durables et susceptibles de s'étendre ; b) l'inhibition des instincts de destruction, conduisant à la domination sur l'homme et sur la nature, à la morale individuelle et sociale.
 Et d'en conclure qu'en principe, "l'inhibition sociale met l'instinct de mort au service des instincts de vie". Cependant il semble bien, selon l'auteur, que le système tendrait à s'inverser :
 Mais le progrès même de la civilisation augmente l'étendue de la sublimation et de l'agressivité contrôlée. : des deux côtés, Eros est affaibli et la destruction renforcée. Ceci tendrait à montrer que le progrès reste lié à une tendance régressive de la structure instinctuelle [...], que le progrès est contrecarré par une tendance persistante (bien que refoulée) à s'anéantir dans la satisfaction finale. La domination et l'élévation du pouvoir et de la productivité se développe par l'intermédiaire de la destruction poussée plus loin que la nécessité relationnelle ne l'exige. [p.100]

 Dans un Intermède philosophique qui constitue le chapitre cinquième, Herbert Marcuse détaille les conversations, âpres parfois,  qu'il engage dans la construction de sa pensée avec la tradition philosophique - avec Hegel, avec l'existentialisme notamment. C'est dire que l'ensemble du livre est philosophiquement beaucoup plus riche que ce qu'on peut en dire ici. 

Questions

Or comment réfléchir sur ce document qui, au fil des années 1960-1970, entre en résonance dans une intensité tellement troublante avec les préoccupations d'une génération, en Amérique mais aussi en Europe, et pour ce qui nous concerne, en France ? On peut souligner son actualité, et montrer ce qui a pu en faire un symbole intellectuel, voire le manuel d'une génération.

Mais cela ne doit pas nous masquer qu'un coup de projecteur aussi vif sur la société de son temps, un essai de philosophie politique aussi neuf et percutant s'édifie au moyen d'articulations conceptuelles parfois surprenantes. En premier lieu, est-il possible d'étendre impunément le saut déjà risqué, opéré par Freud, d'une exploration clinique à une théorie du social ? Une pensée psycho-sociologique et qui se veut par là politique est-elle habilitée à s'articuler, sans d'autres précautions qu'oratoires, à une pratique de cabinet, quelque exposée et discutée que soit cette pratique au long de l’œuvre freudienne ? En outre, deuxième point, le couple progrès/régression, ainsi que les autres couples que nous avons notés, pourraient ils être maniés aujourd'hui sans d'extrêmes précautions ? 

Ou alors, il faudrait convenir qu'il s'agit pour Marcuse d'une métaphore fondatrice, d'un jeu de miroirs initié par Freud et généralisé par Herbert Marcuse, entre l'individu et la société, entre les "instincts" de l'un et les régulations de l'autre ? "Freudo-marxisme", est-il dit couramment : cette étiquette est-elle pertinente ? Reste la critique de Michel Foucault, ou plus exactement le point de vue que prendra l'auteur de La Volonté de savoir (1976) sur l'analyse développée par Herbert Marcuse : elle mérite d'être revisitée.

(*) La pagination est celle de l'édition de 1982, aux Éditions de Minuit.

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  • Voir Herbert Marcuse s'exprimant sur l'asservissement de la science, en 1971, à la Télévision suisse romande, une vidéo de 3 minutes, et lire une note biographique : Lien
  • Parcourir le site, en anglais, consacré à Herbert Marcuse : Lien
  • Prendre la mesure de l'abondante production intellectuelle de Herbert Marcuse en parcourant les sommaires des cinq volumes rassemblant les articles de l'auteur : Lien

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