Une société close
Si dans Eros et civilisation Herbert Marcuse s'attachait à comprendre les intrications du désir et des fondements réels des sociétés occidentales contemporaines, en relisant spécialement Malaise dans la civilisation, de Sigmund Freud, dans le présent livre il s'efforce de décrire ce qui fait de la société américaine notamment une société "close". Qu'entend-il par là ? Cette société "met au pas et intègre toutes les dimensions de l'existence, privée ou publique" [p.7].Ce livre foisonne de propositions saisissantes, qui sont à la fois autant de thèses que d'intuitions fulgurantes. Par exemple celle-ci, centrale :
La société industrielle possède les instrumentalités grâce auxquelles elle peut transformer la métaphysique en physique, l'intérieur en extérieur, les aventures de l'esprit en aventures de la technologie." [p.258]
Toute cette vision puissante d'un devenir englobant de la société occidentale contemporaine, la force d'affirmation dont elle se nourrit ne va pas sans extrapolations risquées, dont Marcuse est conscient lorsqu'il rédige, en février 1967, la préface à l'édition française. "J'ai analysé dans ce livre, écrit-il, quelques tendances du capitalisme américain qui conduisent à une 'société close" " [p.9] Cette prudence qui restreignent son propos à "quelques tendances" et le centre sur les Etats-Unis, doit garder le lecteur de nouvelles extrapolations.Aujourd'hui l'antagonisme entre la réalité culturelle et la réalité sociale s'affaiblit ; les éléments oppositionnels, étrangers, transcendants, grâce auxquels la culture supérieure constituait une autre dimension de la réalité sont en train de disparaître. Ce n'est pas en niant et en rejetant les "valeurs culturelles" que s'opère la liquidation de la culture bidimentionnelle, c'est en les incorporant en masse dans l'ordre établi, c'est en les reproduisant et en les diffusant à grande échelle.
Une destruction extériorisée
Remarquable aussi la vigueur de sa dénonciation de la "destruction que le système pratique 'vers l'extérieur', à l'échelle de la planète" :Critique qui n'épargne pas pour autant le bloc soviétique :A la destruction démesurée du Viet-Nam, de l'homme et de la nature, de l'habitat et de la nourriture, correspondent le gaspillage à profit des matières premières, des matériaux et des forces de travail, l'empoisonnement, également à profit, de l'atmosphère et de l'eau dans la métropoLe riche du capitalisme.
La brutalité du néo-socialisme a son pendant dans la brutalité métropolitaine : dans la grossièreté sur les autoroutes et dans les stades, dans la violence du mot et de l'image, dans l'impudence de la politique,.. [p.8]
Quelle ouverture vers l'avenir ?
Herbert Marcuse se défend de fournir une réponse claire à la question du devenir qui attend cette société "close". "Il y a des chances pour que, au cours de cette période, les extrêmes historiques se rencontrent à nouveau : c'est_à-dire la conscience humaine la plus évoluée et la force humaine la plus exploitée." écrit-il [p.281]. Poursuivant :La théorie critique de la société ne possède pas de concepts qui permettent de franchir l'écart entre le présent et le futur. ; elle ne fait pas de promesses ; elle n'a pas réussi ; elle est restée négative. Elle peut ainsi rester loyale envers ceux qui, sans espoir, ont donné et donnent leur vie au Grand Refus.
C'est seulement à cause de ceux qui sont sans espoir que l'espoir nous est donné.
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- Lire la description du livre et sa table des matières sur le site des Éditions de Minuit - avec un article de Pierre Viansson-Ponté paru en 1968 dans Le Monde : Lien
- Une relecture de 1998, par André Gavillet, de L'Homme unidimensionnel : Lien
- "Marcuse, professeur de rébellion avant les années 1960", en anglais : Lien
- Lire une note sur les Éditions de Minuit dans Wikipedia : Lien
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