- Il
me semble pouvoir dire que l'insoutenable, l'absurde (pour parler comme
Camus), l'excès (pour parler comme Bataille), la monstruosité de ce que
l'homme fait à l'homme, dont témoignent les faits que vous invoquez,
apparaissent alors non comme hors de la pensée, qu'ils provoqueraient de
l'extérieur, mais depuis l'intérieur même de la pensée, Il
faudra pour le rendre patent l'épreuve du procès d'Eichmann, auquel
Hannah Arendt va consacrer une énergie considérable. Les procès de
Nurenberg n'y auront pas suffi. Ni peut-être même les travaux antérieurs
de la même Hannah Arendt sur le totalitarisme...
- Symboliquement,
le suicide collectif de Hitler dans son bunker, littéralement
impensable (je me souviens de ma grand mère prétendant que c'était une
mystification, qu'il était évident que Hitler n'était pas mort) organise
la scène d'un déni de possibilité de discours, de jugement, de
sens. Les grands procès d'après guerre devaient avoir cette fonction :
évoquant vaguement l'idée de "satisfaction", ils sont inopérants pour
l'intelligence. Les images des camps, les récits des survivants, dont la
transmission est difficile, ont un effet proprement sidérant. (Ajoutons
les grands raids aériens alliés sur les villes allemandes, Hiroshima,
Nagasaki... aussi peu assimilables à la pensée, du moins à la raison !)
- Seule la pensée,dès
lors, seule la communauté philosophique peut tenter d'affronter ce
défi, ce déni. La société sortant de la guerre est anéantie dans sa
capacité de renouer le fil de l'histoire autrement que sur les vieux
schémas. Mais en même temps que l'ordre pacifique du monde tenté selon
le modèle de la Société des Nations est liquidé, c'est la géopolitique
des grands empires coloniaux qui se révèle gangrenée par l'impensable,
par l'absurdité de dominations hétérogènes et inutilement violentes.
C'est la dynamique même de l'Occident, comme le pointe Sartre avec
force, fondée sur l'élan des Lumières, qui se trouve contredite et cassée.
- Seul un renversement politique serait donc à même de rendre possible une nouvelle compréhension des sociétés occidentales par elles-mêmes. Il faut donc imaginer ce renversement, le construire conceptuellement, en éprouver la nécessité : tâche proprement philosophique. Dans un premier temps, ce sera la décolonisation. Ainsi s'opère après guerre, de manière tendue et précaire, la fusion du philosophique et du politique. Mais d'autres défis ne tarderont pas à être lancés à la philosophie. L'essor des sciences humaines, par exemple, cet autre défi paradoxal venu de la sphère même de la pensée.
Questionnements, discussions, notes de lecture autour du livre de Frédéric Worms, "La Philosophie en France au XXe siècle - Moments"
lundi 2 juin 2014
Philosophie et politique, le moment de l'après-guerre (1)
@ Elise Lamy-Rested, "Les effondrements successifs de
l'ordre du monde dans la période qui nous occupe (la 2ème guerre
mondiale, le génocide des peuples juifs et tziganes, et la
décolonisation) n'ont-ils pas paradoxalement rendu possible la fusion du
geste philosophique et du geste politique ? Et si c'est bien le cas,
comment l'expliquer ?"
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