samedi 5 novembre 2016

Simone Weil, la foi chrétienne comme adhésion à la réalité du monde


La perplexité qui naît parfois de la lecture de certaines pages de Simone Weil est susceptible de redoubler lorsqu'on aborde les écrits chrétiens de ses toutes dernières années : 1941-1942, alors qu'elle est repliée à Marseille avec les siens, attendant un bateau pour la France libre à Londres, via les États Unis.

Tous écrits dans l'urgence, voire la précipitation, ils ne sont destinés qu'à quelques proches partageant ces préoccupations, mais non directement à la publication. On les découvre abrupts, foisonnants, paradoxaux...

On comprend mieux cette hâte si l'on se rappelle que leur auteure est talonnée par la maladie - une tuberculose dont elle mourra en Angleterre en août 1943. Et puis procéder avec méthode : mettre de côté les lettres, véhémentes, les notes, lacunaires, pour se concentrer sur quelques pages denses, fortes, qu'une enquête minutieuse est à même d'éclairer.

Tel est le cas des quatre textes réunis dans la collection Folio "Sagesses" sous le titre Pensées sans ordre concernant l'amour de Dieu, Gallimard, 2013, 117 pages. C'est un choix à l'intérieur d'un recueil plus vaste portant déjà le même titre, paru en 1962 dans la collection Espoir d'Albert Camus. Choix limité donc, qui naturellement appellerait le rapprochement avec d'autres pages significatives, mais néanmoins un choix heureux.

1.) "Pensées sans ordre concernant l'amour de Dieu" (page 9)


La difficulté de lecture qu'on a dite, et les malentendus qui en résultent, proviennent du jaillissement proprement personnel de cette écriture, mais aussi de la variété de ses sources et registres. Lectrice des Évangiles plus que de Paul, lectrice encore de l'Imitation, de la .Bhagavad-Gîtâ, et enfin, plus que d'Aristote, de Platon. Son expérience de travail en usine, qu'elle ressent comme esclavage et malheur, et du travail agricole, asservi à un temps cyclique, apparaît en filigrane. La masse des personnes vouées au malheur est toujours présente à sa pensée, et l'expérience de la Guerre d'Espagne, avec le meurtre inutile, qu'elle rapporte quelque part, d'un enfant... Christianisme ? assurément : la grâce est réconciliation avec une existence sans finalité ("absurde" en quelque sorte ?), mais l'être n'a sur la grâce aucun pouvoir : il peut au mieux écarter les obstacles à son cheminement ; repasser sans cesse par le Notre Père, pour entrer dans la méthode, le processus, l'ouverture...

Aucun gnosticisme, aucun hermétisme de type alexandrin : le monde présente l'image du salut, mais ne le procure pas. Revient fréquemment l'injonction de "ne pas se mentir", probité de la pensée que professait Alain. déjà : une vérification philosophique est constamment à l’œuvre. Dans sa véhémence, Simone Weil n'assène pourtant aucune vérité toute faite : elle est à la recherche, et d'abord pour elle-même, d'une méthode : comment exister de manière authentique, sans renier la grande insatisfaction de l'existence. Et dans cet esprit tout philosophique entrer dans l'action sans fièvre : l'action authentique est le fruit de la nécessité, non de la volonté. C'est la leçon de l'amor fati (réputé stoïcien), jamais renié, et sous une autre forme de la Bhagavad-Gîtâ.

"Pensées sans ordre" est l'un des textes permettant le mieux de plonger dans le mouvement même de la quête de son auteur, Et de saisir ce faisant le niveau d'élaboration où s'arrête son élan. Texte marqué par le provisoire : son inachèvement est caractéristique. Pensée vers la vérité, plutôt qu'une pensée de la vérité. L'organisation fragmentaire trouve probablement son modèle dans les Pensées de Pascal, que le titre évoque à dessein, tout en portant encore l'empreinte d'Alain : le doute cartésien reste au fondement de cette méthode.

2.) "Réflexions sans ordre sur l'amour de Dieu" (p.21)


De par son contenu, ce second ensemble ne peut être confondu avec le précédent, bien que le titre prête aisément à confusion : Simone Weil n'aurait-elle pas eu l'intention, précisément,  de verser tout cela au même dossier ? Quoi qu'il en soit, on a ici par contraste une méditation tout entière centrée sur la Lettre de Paul aux Philippiens, ch.2, sur le thème de l'abaissement (ou kénose, kenosis en grec). Mais cette référence reste de bout en bout implicite, ainsi que celle à la kabbale lourianique, qui fournit à Simone Weil la notion de retrait (tsimtsoum). Pour l'auteure donc, Dieu se vide s'abaisse, se retire, s'éloigne, non seulement dans la passion du Christ ("Mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ?") mais encore dans la création : les deux manifestations révèlent la même distance de Dieu par rapport à l'être imparfait.

Or par cette distance et dans cette distance, selon Simone Weil, se manifeste pleinement l'amour de Dieu. C'est par amour que paradoxalement il place l'homme si loin de lui, afin d'aller lui-même à sa rencontre. Dans l'esprit de Simone Weil, cependant, il est indispensable de valider philosophiquement tout cela. Elle le fait en accordant sa préférence à Platon contre Pascal.  (Il est intéressant également que secondairement elle fasse référence à un conte de Grimm, Le Vaillant petit tailleur, écho aux Six cygnes dont à l'âge de 16 ans elle avait produit à l'intention d'Alain un excellent commentaire).

Aimer Dieu, pour Simone Weil, c'est aimer le réel. En conséquence, péché et malheur pour l'auteure sont inséparables. Seul, le regard permet à l'être d'en émerger, d'y survivre, et peut-être d'être happé par la grâce sur laquelle il n'a aucune prise ... Reconnaissons que ces pages restent d'un abord difficile. Sans doute ne peut-on y entrer pleinement qu'en faisant la part de l'âpreté toute rhétorique qui les anime. Comme l'Augustin des Confessions, comme le Thomas a Kempis de l'Imitation, Simone Weil s'exhorte elle-même, en premier lieu, à aller jusqu'au bout dans son exigence de vérité.

3.) Lettre à Joë Bousquet du 12 mai 1942 (p.37)


Ce texte bref, hâtif même, et particulièrement abrupt, apparaît comme la mise à l'épreuve, à l'issue de l'entretien qu'elle vient d'avoir à Carcassonne avec le poète - blessé de guerre et reclus depuis vingt ans -, des perspectives ouvertes par les deux textes ci-dessus, et principalement le premier ("Pensées sans ordre"...) Ainsi située, la lettre brille d'une terrible lumière. Ici encore, il importe de faire la part, d'une âpreté, d'une raideur même, vraiment héroïque, et en même temps toute rhétorique. Car c'est une lettre du bord du monde, sur la rive du moins de l'Europe que, non sans hésiter encore, elle s'apprête à quitter pour entrer dans la Résistance, sans éluder la perspective de la mort. C'est une pensée de l'urgence, quittant cet "ami" qu'elle sait ne plus revoir.

Confrontation d'idées, certes, joute spirituelle aussi. Mais c'est en outre l'occasion de confidences intimes : son expérience personnelle permet à Simone Weil de pousser à l'extrême une analyse de la douleur, du malheur, de la guerre, de l'amour de Dieu et de l'amitié de ses semblables : la conversation avec les philosophes du passé s'est déplacée pour s'engager avec le poète, son interlocuteur.

Discret dans les textes précédents, les thèmes de la beauté (particulièrement chez Platon) et de l'art sont ici soulignés . Elle-même dit être entrée dans l'expérience de la prière, indépendamment de tout mouvement de sa volonté, par la vertu du poème Love, de George Herbert.

4.) "L'Amour de Dieu et le malheur" (p.53)


Occupant ici une cinquantaine de pages, c'est l'essai le plus dense et le plus abouti, mais aussi le plus saisissant des quatre présents dans cette édition. Prolongeant magnifiquement les thèmes abordés dans la Lettre à Joë Bousquet, il ne cesse pour autant de faire écho aux précédents. Deux textes fondateurs sont cités et demeurent en arrière-plan, la passion du Christ et le Livre de Job. A Job, "figure du Christ", tout a été ôté, les biens, la famille, la santé. Comment dès lors s'abstenir de maudire Dieu ? Ni justifier, ni maudire : ayant tenu tête vaillamment aux harangues de ses trois amis et d'un quatrième intervenant, Job aborde au rivage où une dimension du monde, qu'il ignorait, lui est révélée, celle de la densité du réel et de l'extrême beauté de la création, à laquelle se voue l'amour de Dieu. Job alors s'incline, reconnaissant la parfaite justesse de l'acte créateur, justesse plus haute que la justice, et l'englobant.

C'est dans un tel chemin que, dans cet essai flamboyant, Simone Weil se risque pour elle-même, y invitant du même coup son lecteur. Fort développée, sa phénoménologie du malheur est tout autre chose qu'un exercice académique, car "la pensée, écrit-elle, fuit le malheur aussi promptement, aussi irrésistiblement qu'un animal fuit la mort' (p.57).

Le malheur est autre chose que la souffrance, bien qu'il en soit inséparable :
Dans la souffrance, tout ce qui n'est pas lié à la douleur physique ou à quelque chose d'analogue est artificiel, imaginaire, et peut être anéanti par une disposition convenable de la pensée [...] Le malheur est un déracinement de la vie, un équivalent plus ou moins atténué de la mort, rendu irrésistiblement présent à l'âme par l'atteinte ou l'appréhension immédiate de la douleur physique." pp.55-56..
On reconnaît là le vécu même de Simone Weil, telle qu'elle s'en confie ailleurs à ses correspondants.

Impossible de dérouler ici tous les linéaments de cet écrit dense, insistant, inscrit dans un mouvement virtuose. Signalons seulement quelques éclairs zébrant la pensée de Simone Weil :
On reproche souvent au christianisme une complaisance morbide à l'égard de la souffrance, de la douleur. C'est une erreur. Dans le christianisme, il ne s'agit pas de la douleur et de la souffrance, qui sont des sensations, des états d'âme, où il est toujours possible de chercher une volupté perverse. Il s'agit de bien autre chose. Il s'agit du malheur. Le malheur n'est pas un état d'âme. c'est une pulvérisation de l'âme par la brutalité mécanique des circonstances [...] Le malheur est ce qui s'impose à l'homme bien malgré lui. (p.96-97)
Et encore, parce que le christianisme pour Simone Weil n'a d'autre fonction que de nous faire entrer dans la réalité du monde, l'achèvement vertigineux de cette étude paradoxale :
C'est seulement pour celui qui a connu la joie pure, ne fût-ce qu'une minute, et par suite la saveur de la beauté du monde - car c'est la même chose - c'est pour celui-là seul que le malheur est déchirant. En même temps, c'est celui-là seul qui n'a pas mérité ce châtiment. Mais aussi pour lui, ce n'est pas un châtiment, c'est Dieu même qui lui prend la main et la serre un peu fort. Car s'il reste fidèle, tout au fond de ses propres cris, il trouvera la perle du silence de Dieu. (107)

* * *
Que serait devenue la pensée de Simone Weil si dix années, si vingt années de vie supplémentaires lui avaient été accordées ? Si, après tant de travaux d'approche et d'exploration, elle avait pu mettre à profit l'âge et la maturité pour peser, organiser, équilibrer tout ce qu'elle avait interrogé, esquissé, tenté jusqu'alors ? Nul ne le saura jamais. Mise à l'épreuve par de nouvelles expériences et de nouvelles rencontres, l’œuvre semblait destinée à prendre d'autres inflexions, à s'élargir à d'autres dimensions, et peut-être à embrasser l'existence humaine dans un geste d'une ampleur qu'on ne peut que conjecturer. Or déjà L'Enracinement, le dernier grand ouvrage écrit à Londres en 1942-1943, va rassembler en une synthèse impressionnante bien des aspects de vingt années d'action et de réflexion.
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  • Les textes, disponibles au Canada : Lien
  • Lecture du recueil de la collection Sagesse par Samuel Auzanneau : Lien
  • Amor fati, un article de Wikipédia : Lien
  • Abaissement de Dieu, ou kénose, Wikipédia : Lien
  • Consulter la Lettre aux Philippiens, chapitre 2 : Lien
  • Tsimtsum, autre article de Wikipédia : Lien
  • Un bel article sur la correspondance Simone Weil - Joë Bousquet : Lien
  • Le poème Love, de George Herbert, en anglais et sa traduction par Jean Mambrino : Lien
  • Le Livre de Job dans te texte : Lien

3 commentaires:

  1. L’œuvre L’AMOUR DE DIEU ET LE MALHEUR, 1942, est présente dans Simone Weil, Œuvres, Quarto Gallimard, p.691 et suivantes.
    Les extraits cités dans l’article ci-dessus s’y trouvent aux pages suivantes :
    • « Dans la souffrance, etc. » p. 693
    • « On reproche, etc. » p.711 in fine
    • « C’est seulement, etc. », p.716

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  2. « C’est du Pascal sceptique, du Pascal déchiré, du Pascal qui aurait pu ne pas être croyant, du Pascal sans la grâce, sans le refuge dans la religion, que je me sens proche. C’est ce Pascal-là que je me sens apparenté… Parce qu’on imagine parfaitement Pascal sans la foi. D’ailleurs, Pascal n’est intéressant que par ce côté-là… Toute ma vie, j’ai pensé à Pascal. Le côté fragmentaire, vous savez, l’homme du fragment. L’homme du moment aussi… »
    Echange de Cioran avec Jean-François Duval, 1979 (Cioran, Œuvres, Quarto Gallimard p.1770)
    En tant que philosophie-fiction, cela semblera une aberration aux yeux d’un philosophe de pure obédience. Elle peut être considérée cependant comme ayant valeur en tant que mode de pensée de l’existence prise en charge frontalement, sans fuite ni issue de secours. Et à Pascal pourrait être associés Kierkegaard comme également Simone Weil ici. Une sorte d’affection s’y décèle pour la personne, en dépit de, en deçà de ses dires qui ne sont, pour une part parfois, que l’expression plus ou moins adroite de la façon de sortir la tête de l‘eau. En tout état de cause, Cioran pourrait être de ceux-là si on tente de le percevoir sous les ombres de son scepticisme, sinon de son nihilisme.
    Vision pathétique sans doute que celle-là. Il ne faudrait pas s’empêcher, en tout état de cause, d’en voir les limites et peut-être même les risques.

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    1. Il me semble qu'effectivement Simone Weil pense l'existence à l'ombre propice de Pascal : même feu extrême, même passion pour les mathématiques... et pour le Christ - même esprit caustique à l'égard de l’Église établie - jusqu'au pamphlet -, même exigence intrépide envers ses interlocuteurs, même destinée abrégée par la maladie, même goût pour les traités courts et les notations brèves... et surtout même enracinement dans la méthode de Descartes ! Après cela s'opère une variation de style : Pascal, c'est le vertige entre deux abîmes (le haut et le bas) ; Simone Weil, c'est le cheminement horizontal, à ras de terre, jusqu'au malheur et au-delà. Ajoutons que chez Pascal perce une inquiétude des inégalités sociales, voire une indignation ; mais seule Simone Weil est une "militante" comme on disait de son temps, ou une "activiste" comme on dit aujourd'hui. De toutes façons, une personne profondément, vigoureusement engagée.

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