lundi 16 novembre 2015

"Une minute de silence", qu'est-ce-à-dire ?

Une minute de silence... En hommage aux victimes...

La première minute de silence officielle, nous dit-on, fut décrétée le 11 novembre 1919, premier anniversaire de l'armistice de la grande guerre. Assumant d'emblée l’ambiguïté, puisque mettant en scène l'interpénétration de l'esprit de la paix et de l'esprit de la guerre. Célébrant la fin de la guerre, évidemment, mais célébrant aussi le "sacrifice" des soldats, devenant héros, humbles héros dans l'acte même de notre recueillement simultané.

Une déploration ? Une sidération ? Mais peut-être aussi une transe, une conjuration de la menace ? Au silence qui étouffe, substituer un silence qui respire. "Respirez profondément" conseille-t-on à une personne sous le choc.

Prière laïque, risquent certains ? Il est vrai que le rituel reprend plusieurs éléments des traditions religieuses : réunion d'un groupe qui se soude visiblement ne serait-ce qu'un instant, les corps uniformément figés. Les regards ne s'élèvent pas vers le ciel, ils ne cherchent pas d'images pour se fixer ni d'autres regards à échanger, mais ils s'abaissent vers le sol. L'humilité perçue comme une force, éprouvée comme un appel à la terre, pour ressurgir vivants davantage. Mais la minute de silence ne sera pas pas suivie de la récitation d'une formule connue de tous... à moins qu'on entonne l'hymne national ! Mais en fait nul ne pense d'abord à une communication avec l'au-delà, même s'il n'est pas interdit aux croyants de prier.. C'est un enracinement en soi de la mémoire, une semence enfouie en soi.

Travail de solitude, et ensemble. Réunis et solitaires. Une mise au jour symbolique de notre être, tout de solitude ET de sociabilité politique, tout aspiration à la solidarité.

Tacet : il se tait


Dans la vie ordinaire, le silence exprime le respect devant une grande douleur. Mais plus profondément, quelle est la nature d'un tel silence ?

Le linguiste Giovanni Pozzi intitule Tacet son ouvrage sur le silence. Comme si le bruit, ou le langage, ou même la musique - comme si un fond de bruits, de sons, de rumeurs était l'état ambiant habituel, normal pour ainsi dire,. Régime auquel tacet imposerait une parenthèse, un hiatus, un état d'exception. En effet tacet est un terme latin technique concernant la musique d'ensemble : est noté tacet l'instrument qui cesse d'émettre un son, tandis que les autres continuent.

Le silence suspend donc la parole, et de plusieurs façons : il suspend le bavardage, cette forêt de réactions langagières à l'indicible d'un événement en train de se penser, et qui peine à le faire. En ce sens, il est l'acte inaugurant une pensée de l'événement, lui ouvrant la voie, la permettant... sans garantir pour autant qu'une telle pensée naîtra vraiment, et s'épanouira si peu que ce soit.

En outre, il suspend le savoir, ou la prétention au savoir. Il suspend la peur, la détresse, l'appel au secours, l'angoisse, le chagrin. Il prend l'homme dans sa situation éprouvée, et lui fait expérimenter symboliquement un monde d'où l'épreuve serait définitivement sinon écartée et bannie, du moins tenue en lisière et minorée.

"Silence intérieur, condition de la liberté"


Poussant plus loin la réflexion, Giovanni Pozzi note que le silence est l'expression de la solitude, dont le paradoxe est "[qu'elle] se dérobe devant quiconque cherche à l'atteindre." [p.53] Par le silence,
La dualité propre au fonctionnement de la réflexion disparaît en même temps que s'abolit le processus de séparation qui tourmente l'homme dans sa marche vers la solitude. [58]
Il y a séparation, refuge au milieu d'un espace insuffisant à rassurer, par l'édification symbolique d'une "cella", devenue cellule. "Pax in cella, foris bella": la guerre rejetée à l'extérieur, la paix s'invite à l'intérieur - selon la tradition cartusienne [67]. Et preuve s'il en fallait que si la méditation de Giovanni Pozzi s'enracine dans la tradition monastique gréco-latine, elle n'est pas cantonnée à la sphère religieuse, l'auteur cite Le Baron perché, roman d'Italo Calvino (1957), comme exemple de cette volonté d'isolement en protestation au manque de sens du monde. [66]

Pozzi en arrive à distinguer "trois catégories de silences liés à la parole : le silence de qui la formule, de celui de qui l'écoute, et de celui de qui la conserve." [71]

La minute de silence comme cérémonie


Enfin, pourquoi une minute ? Parce qu'une seconde serait insignifiante, et une heure beaucoup trop. Mais pourquoi UNE ? Parce qu'il faut laisser à ce grain le soin de germer dans la durée, d'ensemencer le temps. Si quelques rituels portent la coutume de doubler la minute, c'est toujours d'unité qu'il s'agit. Cette unité qui nous échappe sans cesse et dont nous aurions besoin pour pacifier nos silences et nos bruits.

Si brève qu'elle soit, la minute de silence est une cérémonie. Cérémonie véritable, quoique cérémonie pauvre, sans faste, sans accessoires. La minute de silence est présidée néanmoins, et rompue par la personne qui la préside. Dispersée, "disloquée", parce que le lieu de la manifestation est d'un coup désacralisé, autrement dit banalisé. Dis-loquée : quel que soit le bénéfice de cet bref être-ensemble symbolique, la vie est ailleurs, en d'autres lieux (loci).

"Je vous remercie" est la locution la plus usitée au moment de la dislocation. Quel est de sens de ce remerciement ? Que signifient ce JE  et ce VOUS ? C'est que le président n'agit pas en son nom propre, il est le porte-parole, le corps délégué à une réalité qui le dépasse. Il officie, assume une fonction que les assistants lui reconnaissent de facto. Un rôle en fait hiératique de quelque façon, ou même "sacerdotal" au sens paradoxal que donne à ces mots Giorgio Agamben.
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  • Sur l'origine de la minute de silence, art. du Figaro : Lien
  • Sur F.Culture, l'origine des rituels de deuil national, La Fabrique de l'histoire, 18 nov. 2015 : Lien
  • Le Silence, de Giovanni Pozzi, présentation par l'éditeur. : Lien
  • Voir et entendre Italo Calvino interrogé par Pierre Dumayet à propos du Baron perché notamment, 1960, vidéo de 8 minutes, INA : Lien 
  • Homo sacer selon Agamben, article de Wikipédia : Lien

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