lundi 9 mars 2015

Simone Weil à Auxerre (1932-1933)

Entrée de l'ancien Lycée de jeunes filles, au 6 de la rue Michelet à Auxerre - photo JMP.

Après Le Puy en Velay (Haute-Loire), sa première affectation au sortir de l'agrégation (année scolaire 1931-1932), Simone Weil est nommée à Auxerre (Yonne) où elle enseigne durant l'année 1932-1933 au Lycée de jeunes filles de la rue Michelet. L'ensemble architectural en est rattaché aujourd'hui au Lycée Jacques Amyot voisin.

Bar des Sports, au 34 de la rue de Preuilly, à proximité de la piscine actuelle - photo JMP.
Née le 3 février 1909, Simone Weil  n'a pas encore 24 ans. Pour l'année scolaire, elle loue une chambre au-dessus du café des Sports, à l'extrémité sud (n°34) de la rue de Preuilly, où celle-ci se prolonge dans la Route de Vaux, A l'angle exactement de l'avenue Yver. C'est à vingt bonnes minutes à pied du Lycée de jeunes filles.

Leçons et inquiétudes allemandes



Simone Weil revient d'Allemagne; Berlin principalement, où durant l'été elle s'est efforcée d'observer la montée de l'hitlérisme et de comprendre l'écrasement du mouvement ouvrier.
"Les syndicats allemands sont avant tout des sociétés de secours mutuel. [...] Ils peuvent être entraînés par les masses comme des poids morts, c'est tout. [...] Je suis revenue d'Allemagne avec le sentiment que notre syndicalisme révolutionnaire n'a pas une signification internationale [...] En revanche, j'ai perdu en Allemagne tout le respect que j'éprouvais encore malgré moi pour le Parti. Le contraste entre ses phrases révolutionnaires et sa passivité totale est trop scandaleux. Réellement il me paraît aussi coupable que la social-démocratie. "

"Vous ne pouvez rien imaginer de plus fraternel, de plus courageux, de plus lucide au milieu d'une situation écrasante que les jeunes ouvriers de Berlin. Le niveau de culture des ouvriers allemands est aussi quelque chose d'incroyable..."

Elle publie là-dessus, notamment, un long article (1)

Enseignements de la philosophie, du latin, de l'histoire des mathématiques

"Ici [à Auxerre] ça manque jusqu'ici tristement de camarades. Je n'ai pas encore pris contact avec les organisations syndicales. J'hésite encore entre un syndicat unitaire M.O.R. (2) et un syndicat confédéré majoritaire. Pas de chance ! Pas de syndicats ouvriers. Mais sans doute, une cellule."
Dans la grande biographie qu'elle lui consacre, Simone Pétrement (3) nous apprend qu'à Auxerre Simone Weil aurait eu quelque 12 élèves en philosophie et 10 en latin. Elle assurera en outre des cours supplémentaires sur l'histoire des mathématiques. "De bien gentilles élèves, écrit à son amie Simone Weil, milieu très bourgeois [...] ce qui me fait attendre avec curiosité le moment des questions politiques. Mais la camaraderie des instituteurs de la Loire et de la Haute-Loire me manque cruellement. Et je regrette plus vivement encore les jeunes ouvriers allemands." "En attendant, j'ai les meilleures relations avec la classe."

Par contre, ses relations avec la directrice sont exécrables, et presque inexistantes avec ses collègues, qu'elle n'apprécie guère.

Alain, Descartes, Spinoza, Kant...


Selon la même biographe citant J.Cabaud (4) , son enseignement est tout imprégné de celui d'Alain,, mais c'est de Descartes, Spinoza et Kant qu'elle parle le plus souvent, avec recours à Marc-Aurèle, Rousseau... Elle cite volontiers poètes et romanciers, Balzac, Tolstoï, Valéry...

Quant à la religion Simone Weil considère comme Alain que la religion, même primitive, libère de la superstition, Concernant la liturgie catholique, "Les prières, les mots latins, se rapportent aux hommes et non à Dieu, et c'est parce qu'elles se rapportent aux hommes que ce sont de grandes choses." Elle considérait le christianisme, poursuit Simone Pétrement, comme une synthèse de l'esprit grec et de l'esprit de la Bible. [...] . Mais le Dieu dont elle parlait  alors n'était sans doute que le Dieu des philosophes, celui que l'homme cherche mais qui ne cherche pas l'homme." Par ailleurs Simone Weil tient à distance l'ascétisme, considérant comme Hegel que "la maîtrise de la nature corporelle constitue la condition de la liberté de l'âme."
* * *
L'enseignement de Simone Weil à Auxerre semble avoir été bien reçu par les élèves, mais très mal par leurs parents, trouvant son influence détestable. A la rentrée suivante, la classe de philosophie est d'ailleurs supprimée, recueillant peut-on penser un nombre trop faible d'inscriptions.
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(1) "L'Allemagne en attente", La Révolution prolétarienne du 25 octobre, et les Libres propos d'Alain, les 25 octobre et 25 novembre. Lisible notamment dans Simone Weil, Oeuvres, Gallimard collection Quarto 2011.
(2) M.O.R. Minorité Oppositionnelle Révolutionnaire, fraction communiste du syndicat unifié des enseignants s'opposant à la direction de la C.G.T..U. trop subordonnée selon eux au P.C. Voir le syndicalisme des fonctionnaires jusqu'à la guerre froide, 1848 - 1948, par J.Siwek-Pouydesseau, PUS 1989, p. 173 : Lien
(3) Simone Pétrement, La Vie de Simone Weil, Fayard 1997. Présentation par l'éditeur : Lien
(4) Jacques Cabaud, L'Expérience vécue - Simone Weil, Plon 1957.
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3 commentaires:

  1. Il semble que si, pour le peu que je sache, nous avons des traces substantielles de l’enseignement de Simone Weil « permettant de se faire une idée de sa didactique » au lycée du Puy grâce à des notes conservées par deux étudiantes d’un cours sur l’imagination (art. de Domenico Canciani, Simone Weil, L’Herne, p.171 sq.), tel ne serait pas le cas pour son passage à Auxerre ou du moins très partiellement ? Sans doute faudrait-il se référer (outre ne serait-ce déjà aux ouvrages cités en références dans l’article faisant l’objet de ce commentaire et qui en rend curieux), aux Å“uvres complètes de la philosophe pour en connaitre. Néanmoins on peut en trouver mention dans l’article signé d’André A. Devaux, « Simone Weil et Blaise Pascal » (ibidem p.82) : « ainsi le [Pascal] voit-on figurer dans les cours d’Auxerre et de Roanne, […] ». A ce propos, l’article en question éclaire bien le rapport de Simone Weil à Blaise Pascal, ce qui les réunit et ce qui les sépare, pour conclure in fine sur ce qui fait le fondement de leur foi en l’homme : « toute notre dignité consiste en la pensée … Travaillons donc à bien penser » (Br., 347 ; Laf., 200. Ibid. p.92)

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    1. Les éléments sur l'enseignement de Simone Weil apportés par Simone Pétrement proviennent soit de l'auteur elle-même dans sa correspondance, soit de la famille ou d'autres correspondants ayant livré ce qu'ils détenaient, soit de l'ouvrage de Jacques Cabaud. Pour le reste, on peut se demander en effet si l'Inspection académique serait disposée à ouvrir ses archives - où sont passées les archives du Lycée de jeunes fillles ? - il faudrait éplucher la presse locale de l'époque, les tracts et les bulletins syndicaux...

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  2. Très intéressant. C'est émouvant d'entrevoir sa personnalité à travers ses réactions dans sa vie quotidienne d'enseignante à Auxerre. Les photos apportent du concret

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