mercredi 11 février 2015

'Négritude et philosophie', de Nadia Yala Kisukidi


Que s'est-il passé depuis 1931, date qui voit Aimé Césaire et Léopold Sédar Senghor, alors étudiants à Paris, forger et mettre à l'épreuve le concept de négritude ? Tous deux sont noirs, tous deux sont poètes, l'un martiniquais et l'autre sénégalais. Et le mot résonne tout de suite (1931 est l'année de l'Exposition coloniale) d'innombrables et puissantes modulations. Négritude... mais est-ce un concept à proprement parler ?
 
Nadia Yala Kisukidi met en œuvre et dirige un numéro spécial de la revue en ligne Rue Descartes autour de cette problématique. Sous le titre "Négritude et philosophie", elle présente dans le texte inaugural le complexe travail d'élucidation et de mise au point qui permettrait de dénouer selon elle l' "entrelacement" qu'elle constate, au long des huit décennies qui nous séparent de l'événement fondateur, de la "négritude" et de la philosophie.

Jean-Paul Sartre, Orphée noir.


Dans ce devenir hasardeux, un texte brille encore de tout son éclat, quelles que soient les réserves qu'on a pu formuler à son égard. Ce texte, c'est la préface que Jean-Paul Sartre donne en 1948 à l' Anthologie de la poésie africaine et malgache rassemblée par Léopold Sédar Senghor sous le titre Orphée noir.

Texte lyrique, texte virulent où en s'adressant frontalement au parti colonial, Sartre tente de lui faire prendre conscience de lui-même et le pousser à se démasquer. Par là, texte éminemment politique. Mais texte éminemment philosophique également, pour cette raison que dès le titre lui-même, Sartre associe la geste de langage noir, tel qu'il l'appréhende dans cette anthologie - au mythe, à l'épopée, à la tragédie, lui reconnaissant ainsi, lui blanc,  un statut affirmé parmi les constructions de l'esprit.

En ceci, la portée philosophique de cette réflexion dépasserait même, peut-être, ce que l'approche somme toute rationaliste de Sartre lui a permis de thématiser : cet Orphée appartient au monde grec de la pensée, sur le versant d'Homère, des mythes et de la grande tragédie. C'est le versant a-logique de la Grèce, mais certes pas a-philosophique. Or il semblerait que la littérature, fort importante pour Sartre, serait davantage pour lui la servante de la philosophie, un terrain de jeu, de simulation et d'expérimentation d'une liberté dans une situation donnée et, comme tend à l'affirmer son Qu'est-ce que la littérature de 1947-1948, l'occasion d'un engagement, c'est-à-dire d'une action ?

Négritude et philosophie


 Au total, que s'est-il passé entre la négritude et la philosophie ? Il n'est pas sûr que la négritude, incline à penser Nadia Yala Kisukidi, y ait beaucoup gagné. La philosophie, au contraire, en a selon elle beaucoup appris, en se concevant désormais comme tentative et comme tentative régionale.

L'une des raisons de cette ambiguïté persistante réside dans l'ambiguïté même du concept de négritude : s'agit-il de la conscience que l'homme noir acquiert de lui-même ? Ou bien de l'ensemble des formes de vie, de coutumes, de pensée, de civilisations coextensive au continent noir (pour peut qu'on puisse en tracer des contours précis) ? En cela, le concept de négritude, chose remarquable jouerait sur les mêmes hésitations que le concept même d'humanité, ce qui n'est pas peu dire.

Et justement Aimé Césaire et Léopold Sédar Senghor n'ont-il pas perçu d'emblée, avec une grande clarté, UN : que la négritude était un mouvement culturel, préalable à tout mouvement politique conséquent, et DEUX : que négritude n'avait de sens que pour l'humanité, dans une utopie d'union des hommes dans la grande tâche d'exister, et d'exister ensemble ?

Il faudra lire tout le dossier rassemblé par Nadia Yala Kisukidi  et l'ensemble des contributions pour s'en convaincre : la clarification des rapports, fussent-ils d'entrelacement, entre la négritude et la philosophie est plus que jamais une tâche de la pensée pour aujourd'hui. "La "philosophie", pour la Négritude, est le nom d'un problème", affirme Nadia Yala Kisukidi. Et ce problème, par contre-coup, affecte évidemment la philosophie.
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  • Accéder en ligne au numéro 23 (2014-4) de Rue Descartes, "Négritude et philosophie" : Lien_1 ; Lien_2
  • Voir la page "Négritude" sur le site de l'Assemblée nationale : Lien
  • Parcourir en ligne Orphée noir, de Jean-Paul Sartre : Lien

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