Pour Jacques Derrida et Jürgen Habermas, réunis aux États Unis peu après les attentats du 11 septembre 2001, il s'agit à l'invitation de Giovanna Boradorri de tenter une approche croisée de l'événement dans sa nouveauté. Les textes qui en résultent, d'abord publiés aux États Unis, paraissent en France en 2004, l'année même de la mort de Derrida, sous le titre choisi par lui : Le "Concept" du 11 septembre.
Dialogue de géants
Dialogue de géants, par conséquent. Mais il se peut que les géants de la pensée paraissent quelque fois tant soit peu démunis devant les difficultés de la chose.
En effet, comment penser un événement, si énorme soit-il, dans sa singularité ? L'événement dans sa singularité est-il le symptôme d'une signification nouvelle apparue dans le tissu des choses humaines, signification qu'il s'agirait alors de dévoiler avec méthode et précaution ? Ou au contraire l'événement unique, singulier, dans son absence de sens donné, dans son absurdité donc, serait-il provocation pour la pensée à construire un sens qui orienterait désormais la réflexion et l'action des hommes ? Et ce peut-être à ses dépens, se reniant comme pensée pensée en vue de renaître comme pensée pensante.
Une déception significative ?
A ces deux questions, il faut en ajouter une troisième : sous le coup de l'urgence de l'action, l'oscillation entre ces deux "prises" ne serait-elle pas naturelle à l'esprit, ne serait-elle pas l'esprit lui-même ? C'est du moins ce qui semblerait devoir ressortir de cette tentative croisée pour saisir l'événement. Mais le dialogue, quelles qu'en soient les raisons, n'a pas lieu. Deux entretiens distincts nous sont offerts, dont Giovanna Boradorri, qui est à l'initiative de la rencontre, s'emploie à noter convergences et divergences.
L'ensemble peut nous laisser sur notre faim. Mais cette déception elle-même, si déception il y a, comporte un enseignement qu'il est impossible de sous-estimer : le "concept" du 11 septembre est à peine un objet philosophique. Ou plus précisément, il renvoie pour être pensé soit à une philosophie du social, de l'histoire, comme y incline Jürgen Habermas, soit à une philosophie de la surprise, du singulier, de l'absurde. Et c'est à cette pensée de l'inédit que s'attache Jacques Derrida, une philosophie dont la tâche est alors, à ses propres dépens, d'envelopper l'événement de significations tangentes, de flèches de sens, dont la visée, provisoirement confuse, ne peut qu'attendre d'être ressaisie, mâchée, et dévoilée.
Passer au crible le langage
Pour Derrida, le langage de la guerre est inadéquat. Aucun territoire n'est à défendre ou à envahir, aucun peuple ne se dresse contre un autre peuple, mais des individus, qui peuvent s'être enracinés dans un territoire ou dans un autre, contre d'autres individus, "Le rapport entre la terre, le territoire et la terreur a changé, écrit Derrida, et il faut savoir que cela tient au savoir, à la techno-science." Cette violence, qui n'est pas une guerre entre des États, n'est pas non plus une guerre civile qui diviserait un peuple, ni une guerre de partisans, qui viserait une libération.
Qu'est-ce que la terreur ? C'est pour Derrida un "traumatisme [...] infligé aux consciences et aux inconscients" qui tient moins à ce qui s'est passé qu'à "la menace indéterminée d'un avenir plus dangereux"... Mais à ce niveau, on pourrait tout autant parler de "peur, de panique ou d'angoisse"... Néanmoins, lorsque la terreur est "organisée, provoquée, instrumentalisée" par l'autorité souveraine, détentrice du monopole légal de la violence, elle se réfère à la Terreur révolutionnaire de 1793 en France.
Mais parler de "terrorisme international", pour Derrida, n'a pas beaucoup de sens : l'expression sert surtout à justifier des décisions hâtives dont les conséquences ont pu être et sont encore désastreuses.
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Qu'est-ce que le terrorisme ? Bonnes feuilles du livre Le "Concept" du 11 septembre dans les archives du Monde diplomatique :
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