L' "engagement", est-ce chose purement intellectuelle, comme une lecture hâtive de Jean-Paul Sartre pourrait le faire croire ? Ou l'expérience du théâtre, familière bien évidemment à l'auteur de Huis clos, nous en dit-elle un peu plus ? Je retrouve un article sur le sujet, paru sous ce titre, "L'Engagement au théâtre", dans une revue associative intitulée Publics. Je ne résiste pas au plaisir de proposer ce texte à nos échanges.
*
Auxerre,
printemps 2003. Quatre lycéennes des quartiers hauts se rendent
pour la première fois au théâtre, pour voir La
machine infernale,
de Cocteau.. C'est Shaynes, toujours vive et décidée, qui entraîne
le groupe : son père se chargera des transports aller et retour. L'expérience est risquée : n'être jamais allé au théâtre, et
commencer par Cocteau, est-ce bien raisonnable ? A la sortie,
pourtant, toutes les quatre sont enchantées. Qu'est-ce qui leur a
plu ? Tout, mais surtout le personnage de Jocaste, précise Amal,
soutenue par Zakia : il est tenu par une actrice à la voix
puissante, au geste ample et sûr... L'engagement
d'une artiste a changé un spectacle intéressant,
intellectuellement, en expérience bouleversante.
Expliquez-moi, je comprendrai
Automne
2004, même lieu. La
Trappe, d'après
Alessandro Barrico, après une excellente générale, ne trouve pas son rythme
pour la première. Çà s'étire, c'est un peu plat. Jusqu'à la scène
médiane, celle du restaurant, où le personnage de la femme se
penche légèrement vers l'homme, de l'autre côté de la table, et
dit, d'une voix inouïe jusque là : "Mais expliquez-moi ! Si
vous m'expliquez, je comprendrai !" Ça y est, c'est noué :
cette voix fauve, issue du plus profond du corps... on est dedans, on
ne peut plus s'échapper. Même pièce, quelques jours après.
Aujourd'hui tout, d'un bout à l'autre, est fluide. Les deux acteurs
jouent ensemble vraiment, non pas pour eux-mêmes, mais pour cette
chose mystérieuse qui est au-delà du texte. Du coup, l'apostrophe
du restaurant ne fait pas relief : toute cette énergie fauve de la
pièce a posé une petite étincelle sur chaque geste, chaque
réplique.
Pour des moments comme celui-là
Ce même jour
(jeudi) après le spectacle, dans le bar. Six adultes, entre 50 et 65
ans, sont descendus, grâce à une association, de leur quartier. Ils
ne sont jamais, de leur vie, entrés dans un théâtre. Un membre de
l'équipe du Théâtre les a accueillis à leur arrivée, leur a dit
deux mots de la pièce, et maintenant que c'est fini, les fait
asseoir. Arrivent là le comédien et la comédienne, le temps de
quitter leur loge. Le metteur en scène aussi. Les questions
viennent, à commencer par les plus naïves : "Ça doit être
difficile d'apprendre tout ça par coeur..." Et puis l'émotion
s'exprime, la gratitude aussi. On affirme qu'on a aimé, qu'on
reviendra au théâtre. Et le metteur en scène, quand ils sont
partis : - "C'est pour des moments comme celui-là que je fais du
théâtre !" et il rit d'un beau rire.
Au prétexte d'un texte
Alors
l'engagement,
au théâtre, ce serait cette énergie folle qui fait se précipiter
les uns vers les autres metteur en scène, comédiens, spectateurs
même, au prétexte d'un texte
qui lui-même renverrait à son dehors ? C'est possible. Encore un
petit fait -- janvier 2005. Sabrina, 15 ans, en seconde, s'est saisie
d'un poème de Rimbaud. Elle le dit plutôt bien, avec aisance. Mais
chaque fois qu'elle bute sur un mot, ou bien elle hoche la tête en
agitant ses boucles châtain, ou bien elle émet un le-le-le
musical, mais vain... "C'est bien", opine l'assistance,
huit filles et garçons du même âge. "C'est bien",
confirme l'animateur de l'atelier : "Tu te fais entendre, tu
nous intéresses, tu nous procures un vrai plaisir... mais une chose
ne va pas : tu te commentes toi-même, au lieu de te tourner vers le
texte." La sortie n'a pas vexé, tout le monde ayant compris,
semble-t-il : les facilités ne sont rien, tout dépend de ce qu'on
en fait ; et peu de facilités, si l'on s'en sert mal, c'est encore
trop de facilités.
J'ai changé mon pied d'appui
Engagement,
"entrée dans une situation qui ne laisse pas libre" (Alain
Rey), refléterait donc travail et mobilisation des forces, plutôt
que disposition naturelle. Le mot n'appartient pas au langage de la
gratuité, de la grâce. Il appartient au commerce des hommes entendu
follement, poussé follement à l'extrémité. J'ai changé mon pied
d'appui, je ne puis me reprendre sans changer de posture, sans
échanger mon apparence, personna.
J'ai cessé de me commenter, j'environne de soins une chose
étrangère, numineuse, un texte ou l'au-delà d'un texte : une
danse, un rôle, une cause qui me rémunère désormais mieux que
toute espérance, me transporte, me rend content.
Jean-Marie
Perret, janvier 2005
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