dimanche 3 août 2014

L'engagement au théâtre

L' "engagement", est-ce chose purement intellectuelle, comme une lecture hâtive de Jean-Paul Sartre pourrait le faire croire ? Ou l'expérience du théâtre, familière bien évidemment à l'auteur de Huis clos, nous en dit-elle un peu plus ? Je retrouve un article sur le sujet, paru sous ce titre, "L'Engagement au théâtre", dans une revue associative intitulée Publics. Je ne résiste pas au plaisir de proposer ce texte à nos échanges.
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Auxerre, printemps 2003. Quatre lycéennes des quartiers hauts se rendent pour la première fois au théâtre, pour voir La machine infernale, de Cocteau.. C'est Shaynes, toujours vive et décidée, qui entraîne le groupe : son père se chargera des transports aller et retour. L'expérience est risquée : n'être jamais allé au théâtre, et commencer par Cocteau, est-ce bien raisonnable ? A la sortie, pourtant, toutes les quatre sont enchantées. Qu'est-ce qui leur a plu ? Tout, mais surtout le personnage de Jocaste, précise Amal, soutenue par Zakia : il est tenu par une actrice à la voix puissante, au geste ample et sûr... L'engagement d'une artiste a changé un spectacle intéressant, intellectuellement, en expérience bouleversante.

Expliquez-moi, je comprendrai


Automne 2004, même lieu. La Trappe, d'après Alessandro Barrico, après une excellente générale, ne trouve pas son rythme pour la première. Çà s'étire, c'est un peu plat. Jusqu'à la scène médiane, celle du restaurant, où le personnage de la femme se penche légèrement vers l'homme, de l'autre côté de la table, et dit, d'une voix inouïe jusque là : "Mais expliquez-moi ! Si vous m'expliquez, je comprendrai !" Ça y est, c'est noué : cette voix fauve, issue du plus profond du corps... on est dedans, on ne peut plus s'échapper. Même pièce, quelques jours après. Aujourd'hui tout, d'un bout à l'autre, est fluide. Les deux acteurs jouent ensemble vraiment, non pas pour eux-mêmes, mais pour cette chose mystérieuse qui est au-delà du texte. Du coup, l'apostrophe du restaurant ne fait pas relief : toute cette énergie fauve de la pièce a posé une petite étincelle sur chaque geste, chaque réplique.
  

Pour des moments comme celui-là


Ce même jour (jeudi) après le spectacle, dans le bar. Six adultes, entre 50 et 65 ans, sont descendus, grâce à une association, de leur quartier. Ils ne sont jamais, de leur vie, entrés dans un théâtre. Un membre de l'équipe du Théâtre les a accueillis à leur arrivée, leur a dit deux mots de la pièce, et maintenant que c'est fini, les fait asseoir. Arrivent là le comédien et la comédienne, le temps de quitter leur loge. Le metteur en scène aussi. Les questions viennent, à commencer par les plus naïves : "Ça doit être difficile d'apprendre tout ça par coeur..." Et puis l'émotion s'exprime, la gratitude aussi. On affirme qu'on a aimé, qu'on reviendra au théâtre. Et le metteur en scène, quand ils sont partis : - "C'est pour des moments comme celui-là que je fais du théâtre !" et il rit d'un beau rire.

Au prétexte d'un texte


Alors l'engagement, au théâtre, ce serait cette énergie folle qui fait se précipiter les uns vers les autres metteur en scène, comédiens, spectateurs même, au prétexte d'un texte qui lui-même renverrait à son dehors ? C'est possible. Encore un petit fait -- janvier 2005. Sabrina, 15 ans, en seconde, s'est saisie d'un poème de Rimbaud. Elle le dit plutôt bien, avec aisance. Mais chaque fois qu'elle bute sur un mot, ou bien elle hoche la tête en agitant ses boucles châtain, ou bien elle émet un le-le-le musical, mais vain... "C'est bien", opine l'assistance, huit filles et garçons du même âge. "C'est bien", confirme l'animateur de l'atelier : "Tu te fais entendre, tu nous intéresses, tu nous procures un vrai plaisir... mais une chose ne va pas : tu te commentes toi-même, au lieu de te tourner vers le texte." La sortie n'a pas vexé, tout le monde ayant compris, semble-t-il : les facilités ne sont rien, tout dépend de ce qu'on en fait ; et peu de facilités, si l'on s'en sert mal, c'est encore trop de facilités.

 J'ai changé mon pied d'appui


Engagement, "entrée dans une situation qui ne laisse pas libre" (Alain Rey), refléterait donc travail et mobilisation des forces, plutôt que disposition naturelle. Le mot n'appartient pas au langage de la gratuité, de la grâce. Il appartient au commerce des hommes entendu follement, poussé follement à l'extrémité. J'ai changé mon pied d'appui, je ne puis me reprendre sans changer de posture, sans échanger mon apparence, personna. J'ai cessé de me commenter, j'environne de soins une chose étrangère, numineuse, un texte ou l'au-delà d'un texte : une danse, un rôle, une cause qui me rémunère désormais mieux que toute espérance, me transporte, me rend content.


Jean-Marie Perret, janvier 2005

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