lundi 2 juin 2014

Albert Camus, l'absurde, le bonheur

"On ne découvre pas l'absurde sans être tenté d'écrire quelque manuel du bonheur"
Phrase faussement limpide, mais tout le passage, extrait des dernières pages du Mythe de Sisyphe, est complexe, Présentant des éléments divers et contrastés, il reste incompréhensible, me semble-t-il, si on le détache de trois éléments dont la pensée occidentale est redevable à la Grèce antique : le mythe, la tragédie et la philosophie.
  • LE MYTHE : "Le Mythe de Sisyphe"...  Pour Aristote, le mythe suscite la sagesse, en retenant l'attention sur les choses complexes. Pour lui, mythe d'un côté, et recherche des causes de l'autre, sont les deux voies royales de la philosophie de son temps (Aristote excellera dans la deuxième).
  • Survient la phrase : "On ne découvre pas l’absurde sans être tenté d’écrire quelque manuel du bonheur.": on pense évidemment au Manuel d'Epictète, cet ancien esclave invitant à la vie bonne et à la recherche du bonheur dans la tradition stoïcienne, en s'appuyant sur la distinction de "ce qui dépend de nous" d'un côté, et de l'autre "ce qui ne dépend pas de nous". - Epictète aurait-il été déjà, à sa façon, un philosophe de l'absurde ? -- Mais on songe également aux Nourritures Terrestres de Gide, que toute cette génération a lues avec ferveur. Les Nouvelles Nourritures sont parues en 1937. On peut y voir un manuel anti-nihiliste : "Nathanaël, je t'enseignerai la ferveur."

    "Le Mythe de Sisyphe" serait-il à sa façon un "manuel de bonheur" ? Une interprétation désespérée en est possible, pour cette raison que rouler sans fin son rocher n'offre pas à l'homme une perspective exaltante, et que cet "il faut imaginer Sisyphe heureux", qui clôt l'essai, manque un peu de conviction. Et pourtant, replacé entre l'optimisme circonspect d'Epictète, le stoïque, et le sensualisme vaguement épicurien de Gide, la question n'est pas saugrenue. Le philosophe, selon Camus, se doit de fournir à ses contemporains une description suffisamment réaliste de l'existence - le tableau fût-il sombre -  pour que les voies de "bonheur" qu'il lui indiquera (la lucidité, l'authenticité, l'engagement, la révolte...) poussent leurs racines dans une terre authentique. Certes, Camus n'entend rien farder du tragique de la condition humaine, et c'est justement dans le climat de la tragédie antique que son message s'entend le mieux, comme le souligne la suite du passage :
  • « Eh ! quoi, par des voies si étroites… ? » Mais il n’y a qu’un monde. Le bonheur et l’absurde sont deux fils de la même terre. Ils sont inséparables. On est dans le style du théâtre cher à Camus : la prosopopée, le dialogue intime martelant l'intérieur même du dialogue, la polyphonie des possibles dans la recherche du sens - et l'arrêt, non sur la résignation, mais au contraire, sur la résolution... Ce pourrait être une réplique de Caligula !
  •  "L’erreur serait de dire que le bonheur naît forcément de la découverte absurde. Il arrive aussi bien que le sentiment de l’absurde naisse du bonheur." Cest d'un style assez lâche, qui, à côté de passages étincelants, a fourni des armes aux détracteurs de Camus. Le sens est obscur... On dirait une phrase que Camus aurait prélevée dans ses Carnets pour l'insérer telle quelle en cet endroit, plus pour la beauté de la période que par souci du sens...
  •  « Je juge que tout est bien », dit Œdipe et cette parole est sacrée. Elle retentit dans l’univers farouche et limité de l’homme. Elle enseigne que tout n’est pas, n’a pas été épuisé. Elle chasse de ce monde un dieu qui y était entré avec l’insatisfaction et le goût des douleurs inutiles. Elle fait du destin une affaire d’homme, qui doit être réglée entre les hommes. » Superbe commentaire de Sophocle, dont l'interprétation de Camus explore les tréfonds ! Elle néglige que les dieux réservent à Oedipe, à Colone, un destin exceptionnel en le dispensant de gésir en terre et le tirant de leur côté, sans tombeau : apothéose, mort tout de même ? Peu importe, le sens est autre : les dieux reconnaissent la souffrance des hommes, et la souffrance extrême d'Oedipe en particulier ; le philosophe, dans sa méditation, adopte en quelque sorte le point de vue des dieux eux-mêmes.
    Ce faisant, Camus fait d'Oedipe, paradoxalement, une figure christique, d'un côté -- : "Je juge que tout est bien" est une sorte d'écho affaibli du "tout est accompli" du Christ en croix -- et une figure païenne de l'autre, voyant en lui la tragédie humaine chasser ce dieu au goût de "douleurs inutiles".

    On peut lire L'Etranger, d'ailleurs, comme une réécriture romanesque de la tragédie d'Oedipe (comme opèrent par ailleurs Anouilh, Cocteau, Giraudoux, pour la scène le plus souvent, avec d'autres tragédies...) avec toutefois une transposition puissante (mais le passage final en jugement après le coup de feu fatal, la dignité sous la sentence capitale finale rapprocheraient plutôt Meursault de Julien, dans Le Rouge et le Noir)...

    Sisyphe juge lui-aussi que tout est bien, notera Camus sur le point de conclure, quelques pages plus loin. Sisyphe-Oedipe, Camus-Sophocle,  c'est dans ce climat de la Grèce, auquel se réfère souvent Camus, qu'il convient de replacer son oeuvre chaque fois qu'elle paraît obscure,

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