A la fois récapitulation de recherches effectuées par Alain Touraine dans et sur le monde contemporain depuis cinquante ans, et tentative d'embrasser du regard le vaste panorama qu'il constitue désormais globalisé, La fin des sociétés (*) permet d''appréhender la richesse des aperçus ouverts par une pensée peu soucieuse de conformisme. C'est notamment qu'Alain Touraine est moins sensible aux ruptures qu'aux continuités... L' "idée générale" qui apparaît à ses propres yeux à ce point de sa recherche, l'auteur la formule ainsi :
Plus les sociétés sont créatrices, plus elles deviennent aussi réflexives, plus elles s'interrogent sur leur créativité, alors qu'elles semblent au premier abord constituer des réseaux de déterminants sociaux, économiques et culturels, qui paraissent étouffer l'autonomie et la particularité de chacun de leurs membres. [2015, p.207]
"Le sujet et les religions"
Mais intéressons-nous ici à l'une des questions que l'auteur traite d'une manière particulièrement originale, celle de la situation des religions dans les sociétés contemporaines, qui fait principalement l'objet du chapitre cinquième ...
Pour Alain Touraine, il s'agit de rien moins que renverser l'analyse, selon les principes exposés dès 1992 dans Critique de la modernité... "J'ai déjà dit que je voyais, écrit-il, au lieu du triomphe de la sécularisation, l'émergence du sujet humain créateur de lui-même et de la conscience de soi comme porteur de droits universels, à mesure que se manifeste plus clairement sa domination technique sur le monde et sur la vie humaine. Armé de cette idée, quand je me retourne sur le passé, je distingue des formes plus faibles, "voilées", du sujet." [p.519]
Ce qui se joue pour l'auteur, est donc tout autre chose que le triomphe de la raison (bien réel toutefois) en lutte avec le religieux - bien que nombreux aient été les combats, bien réels eux-aussi,
qui ont marqué l'histoire des sociétés depuis le siècle des Lumières. Le christianisme ? "Le christianisme m'apparaît comme l'héritier du rationalisme grec, et l'idée moderne de sujet comme l'aboutissement des formes indirectes de la conscience créatrice, encore prisonnières dans le passé de la trop faible capacité des hommes de transformer le monde, et de se transformer eux-mêmes." |ibidem]
Religieux, sacré, divin
S'il y a une réelle rivalité dialectique, par conséquent, c'est moins entre la clarté décisive de la raison opérante et l'obscurantisme de la superstition, qu'entre deux faces insuffisamment distinguées du phénomène religieux. Cette dialectique met en présence " l'univers du sacré, qui est celui où le sujet se perd lui-même dans les cadres sociaux de l'expérience vécue, et l'univers du divin, qui est l'expression indirecte, renversée, de la conscience d'un sujet créateur comme fondement des droits mais aussi de la faiblesse humaine." [p.520] Ainsi, "l'époque post-religieuse n'est pas celle du triomphe de la raison, mais celle de la pleine conscience de soi su sujet créateur et garant des droits de l'individu." Historiquement, "C'est seulement après le plein développement de toutes les formes de religion civile, bourgeoise, prolétaire ou coloniale, que peut être décelée l'entrée dans la période post-religieuse, qui impose la priorité absolue du sujet humain sur toutes les expressions sociales et politiques qui le menacent ou l'entravent."
C'est pourquoi la séduisante théorie de Marcel Gauchet peut se révéler, à la réflexion, décevante, estime Alain Touraine. Le christianisme, écrit- il, ne peut pas être simplement considéré comme "la religion de la sortie de la religion". S'il est vrai, comme l'assure l'auteur du Désenchantement du monde, que la raison joue un rôle majeur dans l'avènement de l’État moderne, il n'en est pas moins vrai que c'est à la période des monarchies absolues que l'ont voit le christianisme atteindre l'apogée de puissance, tant du fait du pouvoir politique que de la vigueur, à ce moment, " de la foi et de l'action religieuses". |p.521]
Ce qui distingue cette représentation de celle du déclin progressif, accéléré par le christianisme, du monde religieux, est que je ne crois possible de parler de pouvoir religieux qsu'à partir du moment où le divin se sépare du sacré, qui s'inscrit dans le social." [p.520]
La laïcité
Alain Touraine définit la religion comme "une figure voilée du sujet" [p.523] Le voile religieux serait l'acceptation par le sujet des interdits, des décrets surplombant l'action humaine - en un mot "l'acceptation du sacré".
Quand les monarchies absolues ont été renversées par les bourgeoisies urbaines et les soulèvements populaires, c'est l'idée de société qui est devenue le principe de légitimation des conduites et des institutions sociales au nom de l'intérêt général.
Et c'est dans ce contexte que "la référence au sujet a pris une importance croissante." Ainsi, on ne peut parler sérieusement de sécularisation qu'à partir du moment où le Bien se définit ouvertement par les besoins de la société, comme garante de l'existence de ses membres. [p.524]
Examen
Il ne saurait être question ici de rendre compte de l'ensemble des développements d'Alain Touraine, qui appellent une lecture attentive ! Bornons-nous à souligner l'intérêt de ces mises en perspective, par lesquelles l'auteur remodèle puissamment les schémas généralement admis, plutôt qu'il les bouscule. Dans les passages ici mis en avant, il est clair que l'idée du sujet religieux comme "figure voilée du sujet", celui-ci apparaissant en pleine lumière lorsque l'ordre religieux se rééquilibre au profit du divin et au détriment du sacré, mérite l'attention.
Il n'en reste pas moins que la question du sacré n'est pas épuisée par cette impressionnante démonstration, non plus que celle du sujet. La dimension du tragique, que l'antiquité grecque développait concurremment avec la figure du sujet rationnel de la polis, est-elle encore dicible aujourd'hui, alors qu'une série de guerres meurtrières et de massacres, de dominations et de décolonisations sanglantes pèse sur les consciences et affaiblit le sujet de droit dans sa revendication de la justice ?
(*) Alain Touraine, La fin des sociétés, Seuil, 2013 (2015, poche), 657 p, 12 €
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