lundi 10 novembre 2014

Gabriel Marcel : La promesse, problème métaphysique


LA PROMESSE est le thème du Forum Philo Le Monde qui se tient au Mans les 14, 15 et 16 novembre 2014. En ce temps d'examen de passage des dirigeants de plusieurs États démocratiques à mi-mandat, par exemple, ne convient-il pas en effet de s'interroger si les promesses de candidats aux fonctions électives sont bien le ressort central de la démocratie, ou si leur importance devenue exagérée n'en serait pas un dévoiement. Au dicton "Les promesses n'engagent que ceux qui y croient", au fort relent de nihilisme, ne faudrait-il pas opposer une vision renouvelée de la promesse - tenter de dire ce qu'elle est et ce qu'elle n'est pas ?

Promettre en situation


"Comment puis-je promettre - engager mon avenir ?" Voilà une question qui pour Gabriel Marcel est de l'ordre de la métaphysique (c'est lui qui souligne), en ce sens qu'elle trahit de quelque façon une sortie de nature.

Dans un premier temps en effet, la promesse apparaît comme inconditionnelle, analyse Gabriel Marcel, Si la pensée d'aller voir quelqu'un le lendemain me réjouit, cela ne veut pas dire que je m'engage à garder d'ici là le même sentiment. Cela veut dire que même si mes sentiments, mon humeur, et même un certain nombre de circonstances évoluent, mon intention est bien de tenir mon engagement.

Cependant, il y a aussi ce qui ne dépend pas de moi : mon état de santé, par exemple. Et une analyse minutieuse pourrait décrire à ce propos tout une échelle "d'une sorte de dégradé entre ce qui dépend et ce qui ne dépend pas de moi. Mais j'ai dans une certaine mesure le droit de schématiser".
Il n'y a donc d'engagement possible que pour un être qui ne se confond pas avec sa situation du moment et qui reconnaît cette différence entre soi et sa situation, qui se pose par conséquent de quelque façon comme transcendant à son devenir, qui répond de soi.
Si à l'inverse j'exagère le sentiment de ma contingence, de ma dépendance, voire  de "mon instabilité intérieure", je réduis jusqu'à peut-être supprimer pour moi la possibilité de m'engager, de formuler une promesse.

La fidélité comme problématique existentielle


S'engager en fonction de convictions politiques ou esthétiques qui sont les miennes à l'instant T, est-ce préjuger de ma constance ? En quoi suis-je fondé à promettre que mes opinions resteront invariables, quelles que soient les nouvelles informations qui me parviendront, issues du passé ou à venir ? Quelles que soient les approches nouvelles que je pourrai découvrir à propos d’œuvres, de mouvements, d'artistes par exemple ?

La solution conduit donc à postuler toute une "hiérarchie d'engagements", allant du plus inconditionnel au plus conditionnel par nature, selon qu'il est raisonnable ou non d'attendre de l'expérience des éléments nouveaux. Il n'y a pas d'engagement possible si je ne postule pas une certaine constance, une "identité" à moi-même dans la durée. Mais la seule identité dont je puisse me porter garant, "c'est celle d'un certain vouloir".

D'où la difficulté fondamentale de la fidélité jurée à un être.
Puis-je m'engager à éprouver demain ce que j'éprouve aujourd'hui ? sûrement non. Puis-je m'engager à me conduire demain d'une façon conforme à ce que j'éprouve aujourd'hui, mais que demain je n'éprouverai plus ? Pas davantage. Mais alors faut-il admettre qu'en jurant fidélité à un être, je vais au-delà des limites de tout engagement légitime, c'est-à-dire conforme à ma nature ?

Dans l'élan de cette recherche, Gabriel Marcel est tenté de penser que la solution "ne peut être que d'ordre religieux"...  Mais ne peut-on préférer une issue plus rigoureusement philosophique, celle de l'être éducable de Jean-Jacques Rousseau par exemple, qui dans L'Émile conçoit deux aspects de nature, celui donné dans la naissance, et celui apparaissant grâce à l'éducation, matériau même de la civilisation ?

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  • Références : Gabriel Marcel, Être et Avoir, Aubier 1935, pages 55 à 60 (voir aussi Gabriel Marcel par Jeanne Parain-Vial, Seghers 1966, pages 132 à 135)
  • Lire l'article de Wikipedia consacré à Gabriel Marcel : Lien
  • Consulter le site de l'association Présence de Gabriel Marcel : Lien
  • Voir le blog consacré à la pensée de Léon Brunschvicg, contre laquelle Gabriel Marcel argumente fréquemment, directement ou indirectement : Lien

2 commentaires:

  1. Ce commentaire a été supprimé par un administrateur du blog.

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  2. Pour exemplifier la citation de Gabriel Marcel :
    «Il n'y a donc d'engagement possible que pour un être qui ne se confond pas avec sa situation du moment et qui reconnaît cette différence entre soi et sa situation, qui se pose par conséquent de quelque façon comme transcendant à son devenir, qui répond de soi. »
    … et de son commentateur :
    « Si à l'inverse j'exagère le sentiment de ma contingence, de ma dépendance, voire de "mon instabilité intérieure", je réduis jusqu'à peut-être supprimer pour moi la possibilité de m'engager, de formuler une promesse. »
    il nous est loisible de nous reporter à Marcel Proust qui l’illustre littérairement de manière parfaite dans la peinture qu’il fait de Charles Morel (le protégé malhonnête du très cultivé mais très trouble baron de Charlus) alors que celui-ci s’apprête à épouser la nièce du giletier Jupien.
    « L’enthousiasme vertueux à l’égard d’une personne qui lui causait un plaisir et les engagements solennels qu’il prenait avec elle, avaient une contrepartie chez Morel. Dès que la personne ne lui causait plus de plaisir, ou même, par exemple, si l’obligation de faire face aux promesses faites lui causait du déplaisir, elle devenait aussitôt de la part de Morel l’objet d’une antipathie qu’il justifiait à ses propres yeux, et qui, après quelques troubles neurasthéniques, lui permettait de se prouver à soi-même, une fois l’euphorie reconquise de son système nerveux, qu’il était, en considérant même les choses d’un point de vue purement vertueux, dégagé de toute obligation » (La Prisonnière, Folio classique, éd. 2011, p. 45)
    Le lecteur de la Recherche sera d’autant plus inquiet du devenir de cette union qu’il n’a pas oublié que précédemment, dans Sodome et Gomorrhe, le même personnage avait, en don Juan cynique, confié à son protecteur ce qui suit :
    «Voyez-vous, dit Morel, désireux d'exalter d'une façon qu'il jugeait moins compromettante pour lui-même (bien qu'elle fût en réalité plus immorale) les sens du baron, mon rêve, ce serait de trouver une jeune fille bien pure, de m'en faire aimer et de lui prendre sa virginité.» M. de Charlus ne put se retenir de pincer tendrement l'oreille de Morel, mais ajouta naïvement: «A quoi cela te servirait-il? Si tu prenais son pucelage, tu serais bien obligé de l'épouser. —L'épouser? s'écria Morel, qui sentait le baron grisé ou bien qui ne songeait pas à l'homme, en somme plus scrupuleux qu'il ne croyait, avec lequel il parlait; l'épouser? Des nèfles! Je le promettrais, mais, dès la petite opération menée à bien, je la plaquerais le soir même.» (Sodome et Gomorrhe chap. III, Folio classique, éd. 2012, p.396)
    La promesse n’est plus dans un tel cas qu’un moyen, une fausse monnaie, pour faire de l’Autre le jouet de ses désirs en le laissant espérer ce qu’il ne recevra pas, en décevant son attente, en réduisant à néant la foi semée. Confiance est pour ce don Juan synonyme de naïveté, de crédulité. Le langage n’est plus ce qu’il veut dire, la partie use de dés pipés.

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