jeudi 10 juillet 2014

Louis Althusser, la psychanalyse comme pratique


La difficulté de nos réflexions sur le pouvoir de la parole d'autrui paraît en elle-même riche d'enseignements. Aller d'Emmanuel Levinas à Pierre Bourdieu, en passant par Jacques Lacan dépasse, par les défis rencontrés au cours de ce cheminement, le simple butinage. Et si l'on se souvient de la froideur de Jean-Paul Sartre par exemple - et des surréalistes avant lui - à l'égard de la psychanalyse, il faut se demander pourquoi, au-delà d'énoncés parfois énigmatiques, le dialogue de la philosophie et de la pratique psychanalytique est décidément difficile.

S'il faut en croire Michel Onfray, il faudrait même y renoncer ! Il est vrai que rédigeant son pamphlet, l'auteur du Crépuscule d'une idole, l'affabulation freudienne, paru chez Grasset en 2010, ne pouvait connaître la réflexion de Louis Althusser sur "La pratique psychanalytique", puisque le livre Initiation à la philosophie pour les non-philosophes, dont elle constitue un chapitre, quoique écrit en 1975-1978, vient seulement de paraître, fin 2013.
* * *
Quelle lumière Louis Althusser jette-t-il sur notre problématique ? Une lumière décisive, s'il est vrai que c'est bien de la pratique psychanalytique, en effet, qu'il s'agit pour lui. L'auteur commence par remarquer qu'il a fallu attendre les années cinquante pour que cette pratique perde son aura scandaleuse. Pourquoi scandaleuse ?
Freud entreprenait en effet de dire qu'il fallait en finir avec la représentation idéaliste bourgeoise de l'homme comme être conscient de part en part, comme sujet sensible, juridique, moral, politique, religieux, philosophique, comme être transparent, "sans dos". (p.287)
Freud pour Louis Althusser décrit les limites de la pensée consciente, et son répondant dans un "appareil psychique" qui ne coïncide ni avec la conscience, ni avec le sujet conscient. Et Louis Althusser de développer avec une admirable clarté l'ensemble des dispositifs psychiques mis en lumière par la pratique de la psychanalyse.

Le point clé, pour Althusser, est la puissance de la pratique analytique manifestée par la pensée de Freud:
Le fait le plus remarquable et le plus extraordinaire de cette théorie était que Freud l'avait élaborée tout entière sans observation systématique de la sexualité enfantine : à partir des observations effectuées sur des adultes et, avant tout, sur la cure psychanalytique des adultes.[...] Mais ce qui fut et reste le plus stupéfiant est le caractère absolument autonome de toute cette théorie et de tout ce mécanisme. Tout se passe en effet dans les mécanismes de l'inconscient, comme s'ils vivaient d'une vie complètement indépendante, et de leur condition biologique d'existence, qui pourtant les sous-tend, et de leur condition sociale d'existence, qui pourtant les commande indirectement. (p.294-5)
Il ne s'agit pas ici de suivre Althusser dans tout son exposé, mais constatant que cette façon de voir l'étaiement de la psychanalyse est assurément surprenante, et cela encore pour nous aujourd'hui, de saisir les clés qu'il nous tend à propos de ce dialogue de la philosophie et de la psychanalyse. Ou ne faudrait-il pas parler plus justement, de la lecture philosophique des textes psychanalytiques ? C'est ainsi que Louis Althusser fait apparaître, dans le langage qui lui est propre, une sorte de grammaire ou de topologie des sciences, qui nous intéresse au plus haut point :
L'expérience de l'histoire de la théorie analytique démontre [...] que des abstractions objectives non idéologiques, mais non encore scientifiques, peuvent et doivent subsister dans cet état, tant que les sciences voisines n'ont pas atteint un point de maturité tel qu'il "permet" la réunification des continents scientifiques voisins [p.296].
Louis Althusser voit la cure analytique à la fois comme une "situation expérimentale" et comme "situation pratique", et fructifiant par-là doublement : en une acquisition de savoirs, d'une part, et d'autre part en des transformations pratiques. En effet,
Le caractère le plus remarquable de la théorie psychanalytique est son rapport à la pratique. Il faut ici noter ce point capital que la théorie freudienne ne put s'édifier que sur la base d'une pratique spécifique [...], sans cesse ajustée au cours de l'expérience : celle de la cure. [p.297]
* * *
Refermant le livre de Louis Althusser (dont ce chapitre sur la psychanalyse notamment contient de nombreux autres points de vue passionnants), on se contentera de souligner l'intérêt de cette mise en perspective quant au problème qui nous préoccupe. Pour parler empiriquement, l'une des difficultés de la lecture de Jacques Lacan ne proviendrait-elle pas d'une rigueur qu'il ne doit pas à la philosophie, mais réserve à la pratique psychanalytique - et à la confrontation avec ses pairs praticiens, ce que Louis Althusser ne souligne pas assez ? Avec cet aparte : ne rencontrerions-nous pas une difficulté de même ordre ou de même nature, instruits que nous sommes par notre expérience de lecteurs, dans la lecture de Pierre Bourdieu, lui-même réservant toute sa rigueur conceptuelle à la sociologie ?
__________________
  • Louis Althusser, Initiation à la philosophie pour les non-philosophes, présentation de l'ouvrage sur le site des PUF : Lien
  • Dans le même sens que Louis Althusser, un article intéressant d'Alain Badiou de 2010 situant Darwin, Marx et Freud dans la pensée de leur temps :Lien

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire