lundi 30 mars 2015

De Sartre à Simone Weil : ce que la violence retire à l'homme

Par Hugo Chièze

En réponse à une question de Frédéric Worms et Marc Crépon autour de leur cours Les Problèmes métaphysiques à l'épreuve de la politique, 1943-1968
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Sartre, Camus, Merleau-Ponty, Cavaillès, Canguilhem, Simone Weil... Malgré leurs divergences, les différents auteurs étudiés semblent à mon avis être d'accord sur l'exigence suivante : Faire de la situation que traverse leur époque, dont ils constatent la violence faite à l'homme, une occasion de redéfinir ce qui en l'homme fait l'humanité. C'est-à-dire chercher l'homme dans ce que la violence lui retire, cerner ce qu'il perd quand sa chosification est permise par une force déployée sans mesure, saisir ce que l'oppression généralisée est à même de lui faire regretter. Essence ? Nature ? Liberté ? C'est ceci qui entre eux fera débat, et non point la nature de la recherche.

D'ailleurs, ce questionnement sur la nature profonde de l'homme menacée par la force, a l'avantage d'être valable de tout temps, depuis qu'il y a des hommes sur la terre. En effet pour déduire cela, le matériel historique à leur disposition est illimité, puisque l'homme en tant que tel, dans la révolte ou la fascination, a toujours eu à faire à la violence. Et Simone Weil dans L'Iliade ou le poème de la force, de tirer de sa lecture d'Homère les leçons nécessaires concernant les effets de la violence sur l'âme humaine. Ou Camus dans L'homme révolté, de faire l'histoire de la révolte depuis l'Antiquité jusqu'à lui.

Mais l'exigence commune ne s'arrête pas là : il faudra aussi en tirer une justification pour résister contre l'oppression, en faire un bien universel à défendre au nom de tous, dans la situation politique donnée dont ils font l'expérience en tant que sujets. Et Sartre et Weil de s'opposer clairement au colonialisme français respectivement dans Le colonialisme est un système et L'enracinement; ou Merleau-Ponty de mettre en question l'héritage marxiste dans le communisme de l'URSS en 1947 dans la préface de Humanisme et terreur.

Ces deux étapes, n'en sont pas vraiment, elles ne découlent pas l'une de l'autre chronologiquement. Elle sont enveloppées dans un même mouvement, se déploient dans un devenir en écho, fait d'allers-retours entre la pensée et l'engagement, entre l'écriture et le terrain.

Ce double éclairage, de l'intimité de l'homme à l'extériorisation pour le défendre, de la reconnaissance d'une condition commune à tous les hommes à celle d'une nécessité de la faire subsister, traverse ces pensées singulières qui, à cet égard, ne s'opposent plus que sur les moyens d'y parvenir. On comprend que le sujet du cours, rapport entre la métaphysique et l'action, est ici clairement central.

Hugo Chièze

mardi 24 mars 2015

La dette : qu'est-ce que devoir ?

Billet de 5 euros type 2013 - Photo X
Par PERMI4

Le concept de dette ne doit-il pas s’ouvrir plus largement au sens du verbe « devoir » ? Ne dit-on pas « tu me dois 5 euros » (entendu dans la rue récemment, et je me demandais : qu’aurait fait le prêteur si j’avais libéré l’emprunteur de sa dette ? L’en aurait-il dégagé ou aurait-il pris mes 5 euros comme un don et continué à réclamer son dû ? Comment le débiteur l’aurait compris ?).

Qu’en est-il lorsque l’on dit : tu me dois d’avoir connu untel, ou telle ou telle œuvre d’art par exemple ? Il va de soi qu’il s’agit là d’une dette morale, mais qui de la même façon que celle matérielle (don, potlatch, emprunt bancaire, etc.) oblige autrui. Chaque individu est placé, dans un tel cas de figure, à l’intersection d’une généalogie (tu me dois … la vie, d’avoir pu faire des études, etc.) et d’une hiérarchie sociale (l’employé doit au patron d’avoir un poste ; l’ouvrier de ne pas être licencié grâce à la grève entreprise par ses collègues de travail, etc.) et des savoirs (élève/maître, enfant/adulte, immigré/autochtone, etc.).

A la limite, l’individu se trouve placé dans un entrelacs inextricable de dettes, conditionné qu’il est par son existence nécessairement socialisée, les unes résultant de traits culturels communs (éducation, instruction, etc.), d’autres résultant de procédés de prise de pouvoir qui engagent un retour : procédés politiques vis-à-vis d’autres peuples (Il y a peu, en France, n’était-il pas question d’introduire dans les programmes scolaires d’histoire un chapitre relatif aux bienfaits de la colonisation, soit ce que devait à notre pays notamment l’Algérie ?) , puissance des banquiers sur le pouvoir politique qui a conséquemment recourt à l’impôt, abus des passeurs endettant sans scrupule leurs coreligionnaires qui fuient la misère ou la guerre, ou néo-esclavagistes divers.

Si tout cela tendrait à relever plutôt du sociologique que du philosophique, reste à savoir précisément encore une fois, ce que peut en dire le philosophe.

PERMI4

lundi 23 mars 2015

La dette, économie et métaphysique ?

L'actualité de la dette marque durement la situation nationale et internationale (avec la Grèce en figure sacrificielle). Mais quelle est la réalité philosophique de la dette, dont il est peu parlé ? Quelles en sont les dimensions métaphysique / politique / morale ? On a fait gloire à Aristote d'avoir introduit la morale dans la philosophie à côté de la politique, ce qui est vrai du moins à considérer les deux Éthiques qui lui sont attribuées, bien que le souci du vivre bien est plus ancien et dépasse le monde grec. Mais ce souci est ancien, et inséparable de la démarche philosophique elle-même.

La dette dans Être et temps


Plus récemment, l'étude de la dette apparaît dans un passage remarquable d' Être et temps, de Martin Heidegger, paru en 1927. Le  paragraphe 58 de  Sein und Zeit s'intitule en effet Anrufverstehen und Schuld, soit "Compréhension de d'ad-vocation et dette" (trad.Martineau) - je dirais pour ma part "signification de l'interpellation et de la dette" qui caractérisent l'homme comme existant,  comme être-là (Dasein). Dans ce paragraphe 58, Heidegger va notamment passer successivement en revue les différentes significations anthropologiques , philosophiques et morales de "dette" pour au total les mettre de côté, au profit d'une acception purement métaphysique. Il écrit en particulier:

"L'idée du "en-dette" doit être formalisée jusqu'au degré requis pour que demeurent hors-jeu les phénomènes de dette vulgaires, ceux qui sont relatifs à l'être-avec préoccupé avec autrui. L'idée de dette soit non seulement ^tre haussée au-dessus du domaine de la préoccupation calculatrice,  mais encore dégagée de tout rapport à un devoir et à une loi en infraction auxquels quelqu'un se chargerait d'une dette (faute)." [trad.Martineau].


Relecture sartrienne


Si l'on interroge en regard Jean-Paul Sartre, on a pu dire que son Être et le néant , paru en 1943, était un décalque (et pour faire bonne mesure on ajoutait "mauvais" ). de Sein und Zeit, que Sartre en effet venait de lire en Allemagne. Mais c'est une querelle qui paraît dépassée, en particulier pour la raison suivante. La troisième partie du maître-livre de Sartre est consacrée, après "Le Problème du néant" et "L’Être pour soi", et avant la quatrième partie qui sera "Avoir, faire et être", au "Pour autrui". Et ce troisième chapitre comprendra trois sections, "L'existence d'autrui", "Le corps", et "Les relations concrètes avec autrui".  Cette dernière section analysant finement les conditions du "nous", et pointant explicitement "L'être-avec'" ( Mitsein) et le nous", notant donc qu'il est ici en dialogue avec le philosophe allemand. Ainsi la recherche de Sartre apparaît bien comme un essai pour surmonter l'écart installé par Heidegger entre métaphysique et morale. Sartre, lui, entend réconcilier ontologie et morale - ou du moins, ontologie et collectif.

C'est à-peu-près l'avis de Maurice Merleau-Ponty lorsqu'en 1959 il évoque Sartre, dans un entretien radiophonique avec G.Charbonnier. Sartre, revenant de captivité, "n'avait pas changé [...], [mais] il lui paraissait de plus en plus nécessaire de trouver un point de vue en philosophie où le collectif ne soit pas, purement et simplement, de l'irréel." Merleau-Ponty souligne combien, après l'anti-humanisme qui avait imprégné La Nausée (1938) par exemple, Sartre revenait avec un certain souci humaniste qui prenait place dans L’Être et le néant, avant de s'afficher, trois ans plus tard, dans la célèbre conférence intitulée L'existentialisme est un humanisme. (*)


Vers une compréhension plus radicale de la dette


C'est dire que, partant de la dette - un sujet de préoccupation très actuel, n'est-ce pas, en Europe et ailleurs - ; c'est dire qu'en parlant métaphysique, morale et politique, on ne peut négliger l'intrication de ces trois pôles de la pensée philosophique, à condition de pousser chacun jusqu'à la racine des questionnements.

Il serait nécessaire à partir de là de réanalyser la dette dans l'économie en général et en particulier dans le capitalisme avancé, dans les relations inter-personnelles et en morale par conséquent, et enfin comme structure constitutive de l'être-homme. Pour arriver à penser le lien fondamental qui unit ces trois aspects de la dette.

Un beau programme de réflexion ?
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(*) "Jean-Paul Sartre, une traversée du siècle", Esprit n°7-8, Juillet-Août 1980, p.41
  • La dette, dialogue de C. Einaudeau avec Raphaël Enthoven : Lien
  • Lire La Dette et le don, un court essai de Michel Cornu : Lien
  • Lire Dette et société - Le lien social : un jeu d’obligations, de Frédéric Moens : Lien
  • Lire Les dettes et la nécessité de les honorer, sur le site Philosophie en ligne de Robert Lalloz : Lien
  • Lire un entretin avec M.Lazzarato sur l'Homo debitor : Lien
  • Lire L'Angoisse et la dette, de B. Baas : Lien